Journal de Palestine, octobre 2023.

L’avant…

Journal, Palestine octobre 2023

Jérusalem, 2 octobre 2023

Salutations, remerciements aux membres de l’équipage, boyau, couloirs, « exit », petit bonhomme vert à suivre, couloirs, coudes, re-couloirs, tapis roulant, gens pressés, valises à roulettes, hall, police, machines à scanner les passeports, guérites, police à nouveau, boutiques, café, yeux cernés par le voyage, poussettes, bébés endormis ou pleurants. Files de taxis, pilonnes gris, bitume, parkings en face, poubelles, petits moineaux picorant au sol, interpellations, navettes, chauffeurs haranguant le client, ronflement de motos, projecteurs, soupirs des bus s’arrêtant, files de voyageurs attendant, pilonnes gris, barrières, ponts, odeur de bitume chaud et de gasoil . Tremblement des avions qui passent en mugissant. Lumière blafarde du jour qui se lève. Aéroport.

Ça pourrait être celui de Nantes ou de Roissy, c’est celui de Lod. Aucune différence, uniformité du monde moderne.

Queues aux distributeurs de billets. Train. Portes coulissantes, sièges métalliques, vitesse, tunnels. Ça pourrait être un train de banlieue. Passagers silencieux branchés sur leurs téléphones. Vêtements occidentaux, juste quelques faisceaux de feuilles de palme, ici ou là, protégés dans des étuis en plastique, on pourrait croire des cannes à pêche.

C’est le train vers Jérusalem. D’autres trains, autres bus sont partis vers Tel Aviv. Ceux qui les ont pris rejoindront peut- être un de ces grands buildings que l’avion a survolés avant son atterrissage. Ils iront boire un verre dans un café branché ou manger au Mac Do ou s’acheter des vêtements dans une boutique de luxe. Peut-être iront-ils suer dans une discothèque en se déhanchant sur des tubes internationaux. Mondialisation, uniformité. Ils vivront à cent à l’heure et rentreront bluffés de leurs vacances en Israël. Un si petit pays qui a su, en si peu de temps, ressembler si fort à l’Occident. En plein Moyen-Orient.

Ils n’auront rien vu.

*

Jérusalem. Ce soir j’écris dans un havre de paix : la maison d’Abraham au Mont des Oliviers.  De tout là-haut, on a un panorama extraordinaire sur toute la vieille ville, ses remparts, ses clochers, le dôme du Rocher. Jérusalem, ville de paix. Ici, les gens se sourient, se saluent, se souhaitent la bienvenue, dans toutes les langues et de toutes les couleurs. Il y a un grand salon pour les rencontres, les coussins sont recouverts de tissus palestiniens, aux murs des croix, discrètes (pas comme chez nous !). Moi qui suis une incroyante invétérée, j’ai fait le chemin de prière autour du parc. Il est jalonné de panneaux portant des citations bibliques et une du Coran. En arrière-plan la vieille ville, ville sainte pour les trois religions du Livre. Halte 12 : « Soyons présents à la psalmodie de telle manière que notre homme intérieur  s’accorde à notre voix

Sachons que nous serons exaucés non dans un flot de paroles, mais dans la pureté du cœur et la componction des larmes

Avant tout, que l’économe ait l’humilité et quand il ne peut pas donner ce qu’on lui demande, qu’il réponde par un mot de bonté ».

La religion, les religions telles que je les respecte. Parce que ces paroles-là me respectent. Paroles à l’opposé du goupillon-glaive. Paroles destinées aux Hommes pour les rendre meilleurs. L’idée est bonne, tout comme celle du communisme. Ce sont les interprétations qui nous foutent dedans. Toutes ces instrumentalisations pour asservir l’Autre.

Quelque part dans l’enclos de la Maison d’Abraham résonne un doux chœur de chants liturgiques. Et puis à intervalles réguliers explosent, depuis la ville, les sirènes stridentes de la police. Qui aura encore été arrêté pour le simple fait de vouloir vivre sur sa terre ? Cette après-midi, fête des Cabanes pour les Juifs, tout l’espace sonore était écrasé par les incantations diffusées par d’énormes enceintes.

Tout à l’heure j’ai caressé les murs, évalué la qualité des joints à la chaux. Douze ans que je ne suis pas venue ici. La Maison d’Abraham a été entièrement restaurée (pas rénovée), intérieur comme extérieur. Du bel ouvrage pour un palais de sobriété. Le parc autour de la bâtisse est toujours aussi bien entretenu : arbres, fleurs à profusion.

*

Quartier arabe, porte de Damas : toujours les mêmes éternels travaux ! Barrières de chantier, gravats, poussière : attention où tu mets les pieds ! Sur l’esplanade, devant la porte, trois postes militaires : soldats hilares, fusils braqués sur la foule. La poste centrale palestinienne a été fermée :  transformée en poste de police. La station des bus qui partent vers Abu Dis, d’une exiguïté effarante : on se demande par quel miracle personne n’est écrasé ! A l’heure de la sortie des classes, les écoliers jettent leurs paquets de chips vides par terre. De toute façon, il n’y a pas de poubelle et puis, au milieu de tous ces gravats… Les Palestiniens de Jérusalem n’ont pas la citoyenneté israélienne, ce ne sont que des « résidents » (et, s’ils sortent de la ville, ils perdent leur statut « privilégié »). Mais, du côté de la porte de Jaffa, quasi entièrement colonisée aujourd’hui, les pierres sont balayées, lavées et il y a des poubelles partout. Municipalité à deux vitesses. Malgré tout, au milieu des kippas, un vieil Arabe présente ses pains à vendre au raz du trottoir. Personne ne lui jette un regard, personne ne lui achète un seul pain. Mais il est là. Obstinément là, le regard fixe, le visage impassible. Sumud.

Ce matin, à la sortie du train en provenance de l’aéroport, foule, bousculade. Nous pénétrons dans le vif du sujet. Ici, ce n’est clairement plus du tout la France : nous sommes à la gare centrale israélienne, côté Jérusalem Ouest. Tramway pris d’assaut et puis on fait redescendre tout le monde (il parait qu’il y a des problèmes du côté de la porte de damas, le tram est bloqué). Ruée vers le bus numéro 1 qui va à la vieille ville. Un, deux, trois… cinq bus avant de pouvoir monter. Nous devons être les seuls Européens non juifs : partout redingotes, kippas, longues jupes, bonnets ou perruques, feuilles de palme. Tout à l’heure un enfant de sept-huit ans s’est mis derrière l’abri bus et, avec sa Tora ouverte, il s’est mis à psalmodier en se balançant frénétiquement d’avant en arrière, si fort qu’à certains moments j’ai cru qu’il allait tomber. Quand il a eu fini, il a poussé un cri de victoire et lancé ses bras en l’air comme pour un match de foot, avec un air radieux. Une dame le regardait d’un air attendri et moi, j’ai eu envie de pleurer.

Quand nous sommes sortis du train, il y avait tant de monde que c’était la panique partout. Et, avec ça, des distributeurs de tickets en panne ! On était perdus, une dame nous a offert sa carte de transport. Quand on a voulu la rembourser, elle avait déjà été avalée par la foule : la paix soit sur elle, la dame juive inconnue.

Descente de bus au pied de la vieille ville, à la porte des Maghrébins, rebaptisée Dung gate. On suit le flot des feuilles de palme. C’est un véritable raz-de-marée qui déferle sur le cœur de Jérusalem. Un raz-de-marée exclusivement juif. A part le vieil homme de la porte de Jaffa, pas un seul Arabe de ce côté-ci de la ville. Pourtant, c’est bien de là, de ce quartier chrétien arménien (et maghrébin avant que leurs maisons ne soient rasées) que l’on part normalement vers les territoires palestiniens du Sud. Hier, il paraît que les Israéliens ont fait fermer les commerces arabes de la vieille ville. Peur de quoi ? D’une émeute, d’un attentat ? Attentat contre attentat ? N’est-ce pas un attentat que d’empêcher les gens de vivre dans leur ville et d’accéder à leur capitale ? Pas un attentat permanent que d’empêcher les Jérusalémites de vivre avec leurs conjoints dans les Territoires et inversement ? Pas un attentat l’apartheid, les oliviers déracinés, les ruches brûlées, les paysans tabassés, les jeunes tués ? La presse israélienne de gauche parle même de pogroms… Tout cela on le sait ou on peut le savoir : c’est dans les journaux, les multiples rapports de l’ONU, et pourtant… Pourtant, ne voit que celui qui refuse d’être aveugle. Tout cela, donc, je le connais et tout le monde peut le connaître, même en ayant débarqué dans un aéroport mondialisé et même en n’étant passé que par des tunnels pour accéder à « la ville de la paix ». Mais, une fois arrivé dans « la ville sainte », si tu n’as pas VU tout cela, tu peux encore choisir d’aller vérifier : il te suffit de prendre un bus pour Hébron, Yatta, Ramallah, Jénine, Naplouse. Ils sont tout petits ces « territoires » : la taille d’un département breton. Tout petits et tout proches : Israël et Palestine c’est la Bretagne. A portée de regard, donc. A condition d’ouvrir les yeux.

En attendant, tu peux regarder cette journée des Cabanes, aujourd’hui, à Jérusalem. Tu y verras qu’il y a de la place pour tous les Juifs du monde (USA, Ethiopie…), pour l’Occidental que tu es aussi, charmant brassage. Mais pas pour les Arabes autochtones. Vous avez dit « peuples indigènes » ? Ça ne vous rappelle rien ? Les enfants viennent à la kermesse avec le même air rayonnant que les nôtres à Noël, leurs grands-parents leur racontent le glorieux passé de David et, après avoir embrassé le mur d’enceinte, leur expliquent combien cette ville est LEUR ville. Il y a les inspirés, les arrogants, les doux, les tonitruants, les émerveillés, les timides, les moitié-cinglés et les sages, les modernes, les ancestraux, tous unis dans une même foule, tous conquérants. Être ici comme on est ailleurs chez soi, de droit divin. Être ici par la force de centaines de fusils, de révolvers, de voitures de police, de barrages. Et ceux-là sont bien là, non ? Tu ne peux pas ne pas les voir. Être ici en faisant semblant d’y croire…

L’hôtesse de la Maison d’Abraham : « Jérusalem, sa magie ». Oui, la magie, à Silwan, de l’autre côté des remparts. « Il faut le pardon ». Le pardon de qui envers qui ? Vœux pieux, dans les deux sens du terme.

Jérusalem. Blancheur et sang.

Halhul, Deheisheh, 3, 4, 5, 6 octobre 2023

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Tu vas de Lod-Tel Aviv à Jérusalem : c’est facile, efficace, rapide. Comme chez nous. Jérusalem -Halhul : d’abord, tu dois trouver la station de bus (de bus palestiniens, s’entend, on te l’a bien précisé : il ne viendrait en effet à l’idée d’aucun Israélien d’aller à Halhul). Aucune indication, tu dois demander aux gens et enjamber ensuite les travaux (pourtant, c’est à quoi ? à peine 800 mètres de la si bien ordonnée et balisée porte de Jaffa ?). Lod-Jérusalem : une cinquantaine de km, 25 minutes en train. Jérusalem-Halhul : une trentaine de km, nous avons mis à peu près une heure trente. Pour faire le second trajet, pas de train ni de bus direct. Tu vas d’abord jusqu’au terminus du bus à Bab ez Zkaq, tu descends et tu marches jusqu’à la station de service de Beit Jala. Tu montes, tu attends que le service soit rempli et tu te rends compte que le taxi collectif… fait demi-tour pour repasser par Bab ez Zkaq avant d’obliquer vers la route d’Hébron… qui était dans l’exact prolongement de la route suivie par le bus ! Aujourd’hui on a de la chance, ça circule bien. Tout au long de la route, de grands panneaux signalent les villes : Gilo, Neve Daniel, Gush Etzion… Kiryat Arba. Toutes ne sont pas indiquées : il y en a sûrement trop : les collines sont couvertes de maisons ! A chaque carrefour, des guérites militaires avec de jeunes soldats qui ont l’air de s’embêter à cent sous de l’heure. Finalement, ce n’est pas si terrible que ça. Des villages aux toits rouges, bien proprets, bien alignés : on dirait des lotissements du Sud de la France. Sur une colline, de grands immeubles et un petit bois. Et puis, à d’autres endroits, des maisons aux toits plats sur lesquels sont juchés de moches citernes en plastique et des fils à linge. Et aussi de drôles de murs en béton recourbés au-dessus de la route et de hauts grillages, ailleurs, surmontés de fils de fer barbelés avec, ici et là, un mirador. Les grillages, c’est toujours pour les toits rouges, les murs recourbés pour les toits plats : sûrement des endroits où le bruit de la circulation résonne davantage et où il a fallu prendre des mesures conservatoires pour protéger les oreilles des habitants. Sur le bitume en bon état, entre les glissières de sécurité, des camions, de rares motos, des voitures. Des voitures de deux sortes : des propres et des sales – parfois très sales ! –. Ça a globalement à voir avec leur calibre mais ce n’est pas systématique : il arrive parfois que certaines grosses bagnoles soient elles aussi dégueulasses. Par contre, ce qui est systématique, c’est que les propres ont toujours une plaque jaune, les autres ont toujours des plaques blanches à écriture verte : vraisemblablement une question de localisation géographique, un peu comme chez nous.

Bifurcation : à droite Halhul, tout droit Hébron et Kiryat Arba. Passé le rond-point tout neuf avec ses faux menhirs en calcaire, il n’y a plus que des toits plats et des tas de merdes sur le bord de la route : parpaings, vieux pneus, vieilles carcasses de voitures, machines à laver dézinguées, ferrailles tordues, cartons, et partout du plastique, du plastique, du plastique (emballages divers, bouteilles d’eau, sacs volant au vent et s’accrochant dans les buissons). Putain, merde, c’est vraiment dégueulasse ici ! Très vite, l’enrobé lui-même a changé de look : trous, buttes, les voyageurs sont bringuebalés les uns contre les autres. Ah ! c’est ça les Territoires palestinien ?! La plupart des boutiques ont des portes métalliques ouvertes en journée, l’essentiel des étalages se trouve en l’extérieur sur le trottoir, enfin plus exactement sur des terre-pleins terreux recevant la poussière soulevée par les véhicules : « Ne jamais manger un fruit sans le laver », on t’avait prévenu. Ne pas se frotter non plus aux voitures quand on monte dedans avec de beaux habits propres.

Comme tu es un peu perdu, il te faut retrouver le lieu où tu as rendez-vous, tu sors ta carte : en fait, tu ne l’avais pas vraiment réalisé, mais tu étais en Territoires palestiniens… depuis la porte de Damas ! Est-ce que quelque chose t’aurait échappé ?

*

Explication de texte : la route que tu as prise est la route des colons et elle n’est pas toujours accessible aux Palestiniens, bien qu’elle soir située sur leur territoire. La plupart des localités indiquées dans les trois langues (hébreu, arabe, anglais) ne sont pas des « villes » mais des colonies israéliennes jugées illégales par l’ONU (toits rouges, grillages, barbelés, miradors). Le petit coin de bois que tu as entre-aperçu est ce qui reste de la belle forêt de Djebel Abu Ghneim après que les bulldozers israéliens aient arrasé la colline qui était un lieu de balade privilégié pour les gens du coin, afin d’y construire la colonie de Har Homa. Les murs recourbés ne sont pas des murs anti-bruit mais des systèmes visant à isoler « les toits plats » palestiniens et à les empêcher de balancer des caillasses sur la belle route d’en bas. Ah oui, maintenant tu te souviens : la vieille dame descendant à Bab ez-Zkaq, enjambant la glissière de sécurité pour partir vers nulle part, chargée de ses sacs de provisions et salissant sa belle robe brodée dans la terre des champs. En fait, elle allait rejoindre sa maison dans un hameau dont la route d’accès a été coupée par la construction de l’autoroute des colons ! Les voitures sales (y compris les grosses) sont des voitures palestiniennes parce que, même blindé de fric, quand tu es palestinien (et même quand tu habites une baraque luxueuse), tu es toujours obligé, tôt ou tard, de circuler sur des routes merdiques et que, même si tu as des robinets dorés dans ta salle de bain, et bien tu subis les mêmes coupures d’eau que tes compatriotes (d’où les citernes sur les toits). Après, deux précautions valant mieux qu’une (allez savoir si, par vice, un richou palestinien n’irait pas jusqu’à laver sa voiture !), on impose donc à tous les Arabes, des plaques vertes. Vertes comme l’islam : c’est bien connu, c’est tous des muslims ! Ah oui, mais non : tu te rappelles soudain du quartier chrétien de Jérusalem … et puis aussi que la ville de Bethléem où tu es passé vite fait est une ville chrétienne !

*

On loge à Halhul mais hier soir, mercredi, en rentrant d’une petite virée à Bethléem, avec l’ami qui nous accueille, nous avons mis la radio : une femme israélienne palestinienne venait d’être tuée par la police. R était choqué : « Vous vous rendez compte ? Elle est israélienne quand même » ! Il est d’autant plus inquiet que sa femme et ses deux enfants vivent là-bas : étant natifs de Jérusalem, ils ont une carte de résidents. Cela ne leur donne pas les mêmes droits qu’aux « nationaux » (comme celui de voter), mais ayant une plaque jaune, ils peuvent circuler où ils veulent (contrairement à R qui lui est né à Hébron) ; ça leur donne même le droit de s’inscrire à l’université hébraïque de Jérusalem, aux côtés des israéliens juifs et des israéliens palestiniens (c’est à dire ceux que les Israéliens n’ont pas réussi à chasser en 1948). R. nous explique « qu’à côté » est une plus juste expression que « parmi » : durant toutes ses études universitaires, sa fille n’a pas pu se faire d’amis israéliens juifs. Même physiquement, dans les amphis, il y avait une répartition stricte : d’un côté les Israéliens juifs, de l’autre, les Israéliens palestiniens et les résidents de Jérusalem (musulmans ou chrétiens). Cela ne voulait pas dire qu’ils s’affrontaient, simplement ils s’ignoraient. C’était comme ça avant, sauf à quelques exceptions près : les rares militants travaillant ensemble pour les mêmes droits pour tous et la fin de la colonisation. « Mais aujourd’hui c’est autre chose et c’est très grave ce qui se passe. Vous voyez, ici, dans les territoires, c’est l’occupation, d’une certaine manière on peut dire que c’est « normal » : c’est toujours comme ça partout avec le colonialisme. Mais là, en Israël, c’est autre chose : c’est le racisme à l’état pur. Des gens de même nationalité qui tuent et se font tuer. Je ne sais pas où on va aller ».

Mes pages commencent à s’accumuler, je m’étais pourtant dit que j’aurais envoyé au jour le jour ! Bon, d’accord, au début il faut un peu de temps pour se mettre dans le bain (vous trouvez peut-être vous aussi que c’est un peu « compliqué » ?) mais on est jeudi 5 et ça fait quand même trois jours qu’on est arrivés. Bon, allez, c’est décidé, je me mets à l’ordi. Le temps de taper mon mot de passe et, bim, coupure d’électricité ! Bruit de poisson me signalant l’arrivée d’un SMS et, dans la foulée, sonnerie du téléphone. L’appel vient de notre ami paysan R., le SMS d’Orange. « Putain, c’est la merde, ils viennent encore de couper ! On est en plein pressage du jus de raisin, la machine est bloquée. J’espère que ça va revenir bientôt mais je ne sais pas quand je vais pouvoir rentrer pour me décrasser avant de filer chez ma femme à Jérusalem ». Hier soir je lui avais demandé s’il avait toujours autant de problèmes pour aller la voir : « Ben non, je suis vieux maintenant ! ». Interdits de vivre ensemble : la réalité de leurs plus belles années mais, maintenant qu’ils ont cinquante ans, leurs amours sont jugées moins dangereuses que lorsqu’il avait trente ans et que R. avait été condamné à quinze jours de prison pour avoir osé pénétrer dans « la ville de la paix » afin d’emmener un de ses enfants malades chez le docteur parce que sa femme, institutrice à Jérusalem, ne pouvait quitter ses élèves. J’ouvre mon SMS : « Orange vous informe que nous avons détecté une connexion sur votre messagerie depuis la Palestine. Si ce n’est pas vous, changez votre mot de passe ». Bon, ben au moins il y a quelqu’un qui reconnaît la Palestine ! Côté électricité, la coupure a juste provoqué un accident grave au carrefour, cent mètres plus haut : les feux de circulation s’étaient éteints. Remarque, c’est vrai qu’ils conduisent comme des fous, ça ne serait sûrement jamais arrivé en France, n’est-ce pas ?

La petite virée d’hier soir à Bethléem, franchement, on ne l’avait pas volée, enfin R. surtout : debout à quatre heures du matin pour aller cueillir le raisin dans les champs, ensuite pressage jusqu’à 13 heures à la coop, grignotage en commun vite fait, puis re-coop et livraisons de bouteilles de jus pasteurisé. Pour nous départ vers le camp de réfugiés de Deheisheh. En cassant la croûte avec lui le soir (comme des touristes !) dans un petit restau au pied de l’église de la Nativité, on avait discuté de la situation. « Tout va mal, c’est la merde partout. Parfois je suis désespéré mais il y a au moins une chose dont je suis fier : j’ai continué le travail de mon père, j’ai pris soin de la terre et puis on a réussi à monter cette coopérative qui permet aux paysans de vivre. Dix-sept ans de travail acharné pour toute l’équipe, dix-sept années de collaboration avec nos amis bretons puis nos amis belges et, à l’arrivée, 75 000 bouteilles de jus l’an passé, déjà 45 000 cette année et c’est pas fini. Un produit complètement naturel, 400 coopérateurs, des terres abandonnées remises en culture ». Je me dis que les enfants d’Abu Mazen, avec leur usine de Coca Cola, à 50 mètres en contrebas de la coop peuvent bien aller se rhabiller ! Résistance.

Aujourd’hui, on s’est encore levés à 4 heures du matin pour aller cueillir le raisin, puis on l’a amené au marché au gros, puis livré chez le client. A 16 heures, R. est enfin prêt pour prendre la route de Jérusalem. On est jeudi soir, il restera avec sa dulcinée jusqu’à samedi matin et nous on gardera la maison en espérant dormir un peu… mais c’est pas gagné ! Depuis 2 ans, des bandes de chiens errants se sont développées, pas de gentils petits toutous mais de gros malabars qui montrent les dents quand on s’approche (d’ailleurs R. nous dit qu’il a parfois la trouille : quand il cueille à la nuit tombée où très tôt le matin, il a toujours un bâton à portée de main). L’été ils restent au loin dans la campagne mais, dès que les premiers froids arrivent en automne, ils envahissent la ville et font des jardins leurs territoires. Ils y amènent toutes les cochonneries qu’ils trouvent dans les poubelles mais, surtout, ils passent toute la nuit à se faire des guerres de meutes et à hurler… et plus personne ne peut dormir ! « Je les déteste ces clébards, dit R., en plus ils ont bouffé tous les chats du quartier ! ». Les gens sont allés à la mairie pour demander une intervention (en clair une battue) mais le nouveau maire nommé par l’Autorité palestinienne n’a rien fait. Je me dis qu’il est vraisemblablement plus préoccupé par ses revenus et par ses bonnes relations avec les Israéliens que par la tranquillité de ses concitoyens, lesquels doivent se montrer pacifiques en toutes circonstances et en aucun cas, bien sûr, n’avoir accès à des armes. Il n’y aura donc pas de battue, Monsieur le Maire pourra garder son poste, les enfants pourront se faire mordre dans les jardins et tous les habitants poursuivre leurs nuits blanches (même s’ils se lèvent à 4 heures du matin). Mais, bon, demain sera moins dur : c’est vendredi, tout le monde pourra faire la grasse matinée. Toutefois, il faut bien reconnaître que la situation ne pousse pas vraiment les gens à aimer tous les animaux…

 

HalHul, vendredi 6 octobre 2023

Hier après-midi, jeudi, après le départ de R., on est allés faire un tour à Hébron. Hébron, c’est la grande ville palestinienne du Sud (300 000 habitants). Halhul (30 000 habitants) c’est un peu comme sa banlieue, urbaine et agricole à la fois. Les paysans cultivent les champs en terrasses autour et habitent dans la ville. La limite entre Hébron et Halhul c’est un pont. Dessous passe la route des colons. Cinquante mètres en amont, il y a une barrière orange ouverte et on peut passer devant sans y prêter attention, pressés que l’on est d’aller visiter la magnifique vieille ville qui se trouve 2 ou 3 kilomètres plus loin. Entre la barrière orange et le pont, il n’y a que deux choses : d’un côté une verrerie et de l’autre un camp militaire israélien. Au sol, parmi les « traditionnels » déchets (pour les faire disparaître il faudrait une déchetterie et une usine d’incinération), on pourrait facilement louper des spécimens de douilles de toutes sortes, ainsi que les traces d’impacts de balles sur le mur situé en face du camp militaire, juste à côté de la verrerie. Jadis, elle fut une entreprise artisanale florissante accueillant de nombreux touristes, avec démonstrations de soufflage de verre à l’appui. Là, nous étions les seuls visiteurs. Un monsieur était assis dehors, il nous salue de la main d’un air las. Seul le four traditionnel en pleine chauffe diffuse de la clarté. Lorsque le monsieur voit que nous entrons dans la boutique, il se lève, vient ouvrir la lumière, murmure un « Welcome » désabusé et retourne s’asseoir dehors. Impression de rentrer dans un cimetière où les fantômes sont de magnifiques pièces dans ce si célèbre verre d’Hébron. Il y a trente ans, la boutique était rutilante, il n’y avait pas un gramme de poussière et une armada de vendeurs empressés s’agitait autour de vous. Maintenant, les verres, les carafes, les vases gisent sous une couche terreuse : impression d’être des archéologues devant la mise au jour de pièces fabuleuses issues d’un passé lointain. Nous faisons le tour du chantier de fouilles de notre mémoire, personne ne nous accompagne, nous devons ressortir pour dire que nous souhaitons faire des achats. 250 shekels : ce serait que dalle pour de telles pièces en France, c’est beaucoup pour la Palestine mais nous ne discutons pas. Pour meubler la conversation, nous expliquons que nous voulions remplacer des verres cassés d’une série achetée il y a dix ans. Le responsable nous remercie et nous dit lui aussi « Welcome ». Avant de partir, nous demandons l’autorisation de photographier le four, les yeux ternes de l’ouvrier se rallument et il entame des explications techniques : « 1 400 degrés… ». Mais elles restent en suspens, comme si tout était vain. Nous ressortons et fixons le mirador d’en face à la recherche du regard du soldat qui, forcément, nous observe. Quand l’armée boucle la ville, c’est entre le pont et la barrière orange que se déroulent les affrontements. Combien de temps encore avant que l’artisan ne boucle « de lui-même » son atelier ?

En arabe, Hébron se dit « Al Khalil », l’ami intime, le préféré…

Au début, j’avais envie de pousser jusqu’à la vieille ville, histoire de mesurer la situation actuelle : Hébron est la seule ville palestinienne ayant une colonie en son cœur même. Et puis nous avons discuté et je me suis rendue à l’évidence : quel sens d’y aller seuls sans être accompagnés par des Palestiniens pour pouvoir parler avec les gens ? Y aller comme on va au zoo pour constater une énième fois l’avancée de la catastrophe ? Les boutiques fermées, leurs serrures soudées, les écoles transformées en postes militaires, les grillages pour protéger les passants des projections de toutes sortes déversées par les colons occupant les étages supérieurs, les colons arrogants, l’armée les protégeant, l’étoile de David flottant partout : tout cela nous le connaissons depuis des années. Il suffit de se documenter un peu pour évaluer le cauchemar. La seule chose intéressante est d’écouter les gens, de leur rendre quelque part leur statut d’humains en leur témoignant notre solidarité, aussi dérisoire soitelle. Alors, nous sommes partis au hasard, à la découverte d’autres quartiers que nous ne connaissions pas. Les beaux quartiers d’Hébron, ceux où il n’y a pas de détritus par terre (je me demande bien où ils vont les balancer !), ceux des magasins de luxe, ceux de l’Autorité palestinienne. S’il arrive que même un ministre puisse se faire bousculer par un soldat, l’occupation n’a pas exactement la même saveur, au quotidien, pour tout le monde. C’est bien d’en prendre conscience.

Longtemps l’esprit de solidarité a présidé à toute la vie en Palestine : Nakba, colonisation, répression féroce. Toujours le même ennemi face à soi et la nécessité vitale de se serrer les coudes au présent pour un avenir d’espoir, forcément d’espoir. Le rameau d’olivier d’Arafat à l’ONU, le projet de deux Etats quasi à portée de main. Il suffisait d’être bien calés sur ses convictions, de réfléchir tous ensemble, de ne pas tomber dans le piège du racisme, de tendre la main aux amis sincères qui se trouvaient de l’autre côté et de travailler dur. Ce fut l’époque d’une politisation exceptionnelle de toute la jeunesse palestinienne et de sacrifices, aussi. Le monde allait bien finir par voir quand même et par les aider. La première Intifada ce fut bien sûr la révolte des pierres des gamins face aux chars mais ce fut aussi (peut-être même surtout mais on ne l’a jamais montré dans les médias occidentaux) celle d’une formidable structuration de la résistance civile : un réseau incroyable d’associations, de collectifs et une véritable éducation populaire. Femmes, jeunes, enseignants, personnels de santé, paysans : tout convergeait pour jeter les bases, dès avant la libération, d’une société laïque, démocratique et sociale. C’est l’époque où des gars comme R., fils de paysans avec un diplôme français d’ingénieur en poche, décide de revenir chez lui pour se mettre au service du PARC, une association de paysans : un petit salaire de rien du tout, des journées de 12 heures mais la certitude d’être utile à son pays et une énergie débordante. Et puis les accords d’Oslo. Ceux qui étaient sur place (« ceux de l’intérieur » comme on disait) n’y ont pas cru une seconde : des îlots palestiniens dits « autonomes » encerclés par des couloirs israéliens, rien sur les colonies, rien sur les réfugiés, la manœuvre était trop grosse (par contre, ça nous faisait tellement de bien à nous, Européens, de nous dire qu’on faisait -enfin- quelque chose pour la paix en soutenant ces accords de dupes). « Ceux de Tunis », c’est-à-dire les dirigeants de l’OLP qui avaient précédemment été expulsés du Liban, ont été autorisés à venir ou à revenir en Palestine : certains n’y avaient jamais vécu ou si peu de temps et il y avait si longtemps mais leur chef avait signé pour eux des accords avec l’occupant, alors… Aujourd’hui tout le monde, ici, dit que les accords d’Oslo ont parfaitement atteint leur but : morcellement du territoire, augmentation sans précédent du nombre de colonies israéliennes et constitution d’une caste palestinienne vivant grassement des subsides sous conditions de l’étranger avec la mise en place du système des grosses ONG supplantant le réseau des petits collectifs de résistance civile. Pendant le temps où des quartiers résidentiels fleurissaient dans les grandes villes pour accueillir dans de véritables châteaux les membres de l’Autorité et leurs familles, pendant que de grosses Mercedes faisaient leur apparition dans les rues de Palestine, la population, elle, s’appauvrissait. Et la toute nouvelle police apprenait à collaborer avec l’occupant (qui n’avait pas cédé un pouce de territoire). Toujours pas d’Etat palestinien mais de grosses entreprises gérées par les membres de l’Autorité, leurs familles, leurs amis. Et puis 2006 : dans un contexte d’absence totale de perspectives et de développement de la corruption, victoire du Hamas, l’enfant terrible qu’Israël avait choisi de laisser se développer dans l’espoir de contrecarrer les projets de l’OLP.

Maintenant, ce ne sont plus les paysans qui décident de la date du début des cueillettes d’olives mais un comité de coordination israélo-palestinien (en réalité le gouverneur militaire). Et, quand Israël décide d’interdire la présence d’internationaux dans certains coins, ce sont des Palestiniens qui répercutent les ordres. Le grand centre de recherche et de formation du PARC à Jéricho (celui pour lequel R. avait tellement travaillé) a fermé ses portes : terres et bâtiments ont été partagés entre d’astucieux investisseurs (palestiniens) nourris à la mamelle d’Oslo. Les milices fascistes de Ben Gir peuvent bien continuer à incendier les habitations et les champs d’oliviers, Tsahal peut bien continuer à massacrer à Jénine ou ailleurs : il y a bien longtemps que la communauté internationale a cessé de faire semblant de s’intéresser à la Palestine.

Face à cela, la population se dépatouille comme elle peut. Plus de projet de libération, la corruption des représentants auto-proclamés comme seul modèle de promotion sociale : schéma classique pour encourager les repliements individualistes, ici comme ailleurs. R. nous a expliqué comment ils avaient dû, cette année, changer les modalités de pressage du raisin pour faire du debs. La coop a désormais un rayonnement bien au-delà de la région d’Hébron : le pressage est rapide, efficace et peu cher, des paysans viennent de Bethléem et d’ailleurs. Avant, au fur et à mesure de l’arrivée du raisin, il était déposé sur le tapis roulant jusqu’à ce que la capacité maximale de la cuve de pressage soit atteinte (4 tonnes) : les productions de tous étaient donc indifféremment mélangées et cela correspondait bien à l’état d’esprit des coopérateurs à l’origine du projet. La plupart d’entre eux étaient membre du PCP, résistants de la première Intifada ayant, pour beaucoup d’entre eux, fait de la prison pour résistance civile et totalement dévoués au collectif. Mais tous les nouveaux « clients » de la coop n’ont pas forcément ce vécu et viennent simplement consommer un outil peu onéreux. La vie est dure, chacun tente de préserver son petit pré carré : ils ont demandé à ce que les productions personnelles soient pressées séparément (parfois il s’agit d’une centaine de kilos, voire moins). Cela prend donc un temps infini qui nécessite la présente de coopérateurs bénévoles (qui, eux aussi, sont paysans et ont bien autre chose à faire en ce moment avec la cueillette du raisin et celle des olives qui approche). Mais, en plus, cela conduit à des frais supplémentaires pour la coop : les machines fonctionnent plus longtemps, les consommations d’eau et d’électricité augmentent. Comment faire face ? Augmenter le prix du pressage à 42 shekels pour les non-coopérateurs ? L’individualisme a toujours un coût.

Nous sommes rentrés de notre balade dans les beaux quartiers d’Hébron et nous avons retrouvé Halhul et ses trottoirs cabossés et souillés : finalement, nous nous sentons mieux ici ! Un monsieur que nous ne connaissons pas nous interpelle et nous fait signe de venir. Il ouvre son coffre, sort une énorme grappe de raisin (elle fait sûrement plus d’un kilo !) et nous la tend. « Non, shoukran iktir » : du raisin on en a plein la maison chez R. « But it’s free, juste to say wellcome. Take it, take it ». Oui, évidemment : c’est un cadeau ! Arrivés à la maison, on goûte son raisin : il n’y a pas photo à côté de celui de R ! C’est du raisin bon marché, acheté par une famille sans le sou. La femme, sur le trottoir, était restée en retrait ; quand nous les quittons elle nous adresse un sourire lumineux. Un proverbe arabe dit : « La vraie générosité c’est d’offrir ce que tu n’as pas ». Aux côtés de certains réflexes individualistes générés par la situation, il y a cela, aussi : la générosité à l’état pur. Mais il y a également autre chose de profondément ancré, résultat du haut degré de politisation de la société : clairement, avec nos tronches, on ne peut passer pour des Arabes. Combien de fois ne nous a-t-on pas demandé si nous étions juifs ! Mais, ici, le respect et l’amitié transcendent les appartenances nationales et religieuses. La population sait bien que c’est de colonialisme dont il s’agit et que la seule vraie question est de résister à l’injustice au-delà de toutes les frontières, simplement en tant que frères humains. Palestine.

La journée d’aujourd’hui, vendredi ? Et bien nous la passerons à taper des textes et à envoyer des messages. Il faut qu’on donne des nouvelles en France mais il faut aussi, surtout, qu’on cale bien les choses avec les paysans palestiniens du Nord pour réceptionner les premiers groupes de cueilleurs d’olives qui vont se pointer la semaine prochaine (et c’est toujours un peu plus compliqué que pour arriver ici, à Halhul. En plus, manque de chance, la plupart d’entre eux arriveront vendredi et c’est un jour où ce n’est pas facile question transports : pas impossible qu’on soit obligés d’aller les chercher à Ramallah). Et puis on aimerait bien aussi, pour une fois, passer voir nos potes, juste pour le plaisir de l’amitié… sans forcément bosser !

L’après…

Halhul, samedi 7 octobre 2023

Normalement, nous devions partir vers midi pour Ramallah. Hier nous avions fait nos lessives et commencé à ranger nos affaires : nous attendions juste que R. revienne de Jérusalem pour lui faire un petit coucou d’au revoir avant de filer vers le Nord. Le voilà qui débarque vers 8 h 30 : « Vous avez entendu les infos ? ». En chemin, il a appris par la radio que des roquettes étaient parties de Gaza, pas seulement un ou deux pétards comme ça arrive de temps à autre, mais des dizaines de bombes. Surtout, il paraîtrait que des (dizaines ?) de combattants du Hamas aient été parachutés sur Ashkelon (la ville israélienne la plus proche) et que, peut-être même, ils aient réussi à sortir des voitures de la Bande de Gaza ! Incroyable ! Comment est-ce possible ? Chez les Palestiniens c’est la stupéfaction : faut-il vraiment y croire ? Ça paraît à tout le monde complètement fou ! « Mais pourquoi maintenant ? C’est pas les deux tués de Huwara qui ont déclenché ça… il y en avait déjà eu tellement avant ! ». Nous allumons la télé : images de tanks israéliens brûlés, voitures militaires capturées et ramenées à Gaza, des combattants qui ont réussi à pénétrer dans les colonies à proximité ! C’est encore plus gros que ce que tout le monde imaginait ! R : « Putain ! Ça va chier, Israël va réagir grave ! ». Brusquement, on entend des bruits de bombardements vers le Nord : 2, 3, 4, 5, 6, 7 ! Le téléphone de R. sonne : c’est un de ses fils qui l’appelle de Jérusalem, il a été réveillé par des bruits de bombes tombées près de Beit Safafa, le quartier palestinien de Jérusalem où ils habitent et qui est proche du mur et de la colonie de Gilo. Les rockets viennent de Gaza. « Je vais avoir du boulot !» : il est médecin. « Ça y est, ça commence ! Cette fois ça va être terrible, Israël ne peut pas laisser passer ça. Ils ont rappelé tous les réservistes. Vous voulez que je vous donne un conseil ? » nous dit son père « Je pense qu’il faut que vous rentriez en France ». R. appelle un Français qui est passé chez lui avant d’aller vers le Nord : « T’es où ? ». « Au camp de Balata ». « Tu dégages, tu viens ici ou à Ramallah ou au moins dans Naplouse ville ». Et l’autre qui répond : « Je suis responsable de moi ». R. raccroche : « C’est sûr, ils vont commencer par s’attaquer aux camps ». Le téléphone sonne de nouveau : c’est son autre fils, en fin d’études de médecine, parti pour un stage en Italie, il devait revenir après-demain. « N’essaie pas de rentrer, file chez nos amis en France ». R. appelle sa femme : il pense qu’il vaut mieux ne pas sortir de la maison.

A 10 h 30, on apprend par la radio israélienne que des combattants du Hamas ont pris près de cinquante otages. R. zappe d’une chaîne à l’autre : le gouverneur général de la région Sud aurait été tué et tous les prisonniers de la prison d’Ashkelon libérés, des combats auraient lieu en ce moment dans sept colonies autour de la Bande de Gaza. Ce n’est pas une petite attaque de rien du tout, c’est une opération d’envergure, sûrement préparée de longue date. Les télés arabes diffusent des images de la flotte aérienne du Hamas : des ULM ! Les tirs de roquettes c’était vraisemblablement pour faire diversion, l’attaque a eu lieu par la mer et les airs, avant de libérer le passage pour les voitures. Mais comment ont-ils bien pu prendre d’assaut si bien gardé d’ordinaire ? Israël a bloqué Jéricho et le pont Allenby vers la Jordanie, toutes les entrées de Jérusalem sont fermées, l’aéroport Ben Gourion aussi. On téléphone à Ramallah : plus sage de ne pas se lancer sur les routes, les amis comprennent. Pour les cueillettes d’olives c’est foutu, jamais les copains ne pourront arriver jusqu’ici. Une image abominable à la télé : un soldat tué, ramené en voiture à Gaza, jeté au sol comme un vulgaire paquet et des mecs qui manifestent leur joie autour. R : « C’est dégueulasse ! Ce n’est pas suffisant de tuer, il faut faire ça ? ». Quels cons ! Sûr que ces images vont faire le tour des TV occidentales en boucle (lesquelles TV n’auront bien sûr jamais diffusé d’images du massacre à Jénine, ni des maisons, ni des champs d’oliviers brûlés, ni des déclarations des fascistes du gouvernement israélien prônant l’extermination des Arabes). « Des images comme ça, de Palestiniens tués, il y en a eu plein ici de diffusées par Israël, avec des mecs qui trônaient devant les cadavres, pourtant ce n’était pas des soldats mais des civils, parfois des femmes, des enfants. Ces images-là vous ne les avez jamais vues en Europe. Mais ce n’est pas une raison pour faire pareil ».

Le téléphone de R. sonne sans arrêt. Les copains de la coopérative ont décidé de faire le plein de gasoil pour alimenter les groupes électrogènes : en cas de coupure d’électricité, il faut absolument que le boulot de pressage du raisin puisse continuer. Résistance.

Nous partons vers la coop. Les paysans affluent tous avec leurs productions : chacun sait bien qu’on ne va pas pouvoir continuer à circuler longtemps. Et merde, la pompe d’extraction du jus qui tombe en panne ! Les cageots de raisin s’accumulent devant la porte et les voitures chargées de grappes continuent à arriver, arriver ! C’est R. le spécialiste des machines : auscultation de la bête, réparation de fortune, il faut aller chercher des pièces de rechange. Quatre hélicoptères de combat passent sous nos yeux en rase motte en direction de Gaza. Un jeune de la coop de moins de trente ans les regarde et soupire : « J’en ai marre, marre de tout ça. Je veux juste la paix. Pour tout le monde. Pourquoi toujours des combats ? Des Palestiniens tués, des Israéliens tués, et donc encore des Palestiniens tués, encore, toujours… Il faut que ça finisse. Je prie, je prie tous les jours pour la paix ». « Mais il ne peut y avoir de paix sans justice, non ? ». « Non, évidemment ». Le jeune gars se lève en soupirant pour aller donner un coup de main au déchargement des caisses de raisin.

Nous repartons chercher les pièces nécessaires à la réparation de la pompe, R. a mis la radio israélienne. 11 h 45, Netanyahou : « Ne restez pas au travail, quittez votre bureau : c’est la guerre ». Même discours de Mohamed Daif, un des leaders du Hamas. On a oublié d’acheter des bouteilles d’eau, on s’arrête en chemin dans un bouiboui pour en prendre 16, de 2 litres. On ne sait jamais. A Halhul, ils n’ont qu’une seule distribution d’eau par semaine pour remplir les citernes, si Israël décidait de couper… Je me souviens des années 2 000, des distributions interrompues et des soldats qui tiraient sur les citernes des toits pour empêcher la collecte des eaux de pluie.

Pendant que des tirs font rage à moins d’une heure d’ici, R. farfouille dans les étagères de son atelier à la recherche du joint manquant et moi je caresse la petite chatte, installée sous le jasmin. Elle est tranquille, elle ronronne, c’est une bonne maison ici. R : « Saloperies de clébards, ils ont dévoré tous les chats du quartier, je les déteste ! ». Palestine.

14 h 30 : on est dans l’atelier de R. avec des amis à lui, on boit du thé et on mange des Petits Sablés de Retz (marque Mont Saint Michel) et aussi des amandes salées amenées par un voisin. L’ordi diffuse les infos en boucle de la télé. On se force à plaisanter sur des conneries mais le cœur n’y est pas. « Vous êtes optimistes vous, les Français ? ». « Non, pas vraiment, et toi ? ». « Non ». Des messages commencent à arriver de la France : les copains sont inquiets. Ici, on attend. Tout est calme. Pour l’instant. Tout le monde a l’oreille tendue vers le ciel. On apprend vite à identifier les bruits : avions, hélicos, bombardements, tirs à la mitraillette (avec toutes les variantes). Ordinairement, la grande avenue de Halhul qui va vers Hébron et qui passe devant l’atelier n’est qu’un gigantesque embouteillage enrobé de concerts de klaxons, cette après-midi peu de bruits et peu de voitures. Chacun donne son avis. « Vous allez voir, on va revenir à la situation des années 2 000 mais, pour une fois, Israël paie aussi, presqu’à égalité. A la fois on est contents et en même temps c’est triste la mort des êtres humains. Mais la communauté internationale n’a rien fait, elle a laissé Israël jouer avec le feu ! Et voilà maintenant où on en est ! ».

  1. propose d’aller sur une de ses parcelles située en hauteur : de là on voit Gaza, Ashkelon et la mer. On est à 60 km des combats : on voit les fumées qui obscurcissent le ciel, on a l’impression que c’est au-dessus de la ville israélienne. On entend résonner aussi le tremblement sourd des bombardements. On sort la viande, les tomates, les oignons, les courgettes pour le barbecue. Opération com pour la famille et les amis : on fait quelques photos, ça ressemble à un tranquille repas dominical, on les enverra en France pour rassurer tout le monde. On a aussi fait des photos du petit âne qui attend tous les jours R. dans l’espoir qu’il lui ouvre la porte pour pouvoir aller se régaler des grappes de raisin tombées au sol, il a un regard doux, on dirait qu’il s’est maquillé les yeux avec du khôl. « C’est toujours la nuit le pire pour les bombardements ». R. regarde son champ de vigne. « J’ai à peine ramassé 40 % de ma production. J’avais laissé les meilleurs raisins pour la fin, ceux qui se vendent cher et assurent le bénéfice de l’année. Et voilà, c’est foutu. Toute une année de travail pour rien ! ». Il marque un temps de pause et rajoute : « Vous voyez un peu comment on devient ? Je suis là à m’inquiéter pour quelques grappes, alors qu’en face il y a des gens qui perdent leur vie… C’est égoïste ».

Avant qu’on parte pour le « barbecue », on avait réussi à joindre C., le Français qui était à Balata. Il était allé voir « le chef du camp » ( ?!) qui lui avait dit de partir tout de suite vers le Sud ou au moins Ramallah. On lui avait dit la même chose à 9 heures du matin… à 15 h il prenait la route ! On savait que les colons avaient commencé à tirer sur toutes les voitures à plaques vertes, que bientôt les grandes routes seraient fermées par l’armée et qu’il ne resterait plus que les chemins de terre pour se déplacer dans la nuit, avec tous les risques que ça comportait. La nuit tombe très tôt ici, R. est inquiet. Il n’arrête pas d’essayer d’appeler le mec qui ne répond pas. On décide de plier bagage : des fois qu’il nous attendrait devant la porte de la maison ! On arrive, personne. Il fait maintenant nuit noire et toujours impossible de le joindre. On appelle toutes les 10 minutes devant la télé allumée qui diffuse des images de guerre. Les avions qu’on a vus passer ont fait leur boulot : deux tours d’habitations d’une quinzaine d’étages (de celles qui ressemblent à nos HLM) explosées. Soit disant  des repères du Hamas : au moins 160 personnes tuées. Israël a déclenché l’opération baptisée « Les épées de fer ». Et toujours pas de nouvelles de C ! Les télés arabes diffusent et rediffusent et rerediffusent des images de bombardements, de combats, de captures d’otages, de corps d’Israéliens tués, d’otages ligotés terrorisés (au début on voyait leurs visages puis ils les ont floutés). Shebabs masqués triomphants, mitraillettes à l’épaule, juchés sur des véhicules militaires pris à l’ennemi : alléluia, la solidarité des pays arabes, à ce prix-là, ça ne mange pas de pain ! « Vous vous rendez compte, ils ont pris en otage une vieille dame en fauteuil roulant ! Qu’est-ce qu’ils vont en faire ? Ils sont débiles ou quoi ? ». On apprendra plus tard que ce ne sont pas les combattants du Hamas qui l’ont kidnappée mais des gens de la population : quand le mur a été détruit, il y a eu une foule de personnes à se ruer dehors par la brèche. Depuis 2 006, quasiment personne n’avait pu sortir de l’enclos (« la plus grande prison du monde à ciel ouvert », comme disaient les médias un tant soit peu sérieux), les bombardements avaient succédé aux bombardements (2 006, 2014, 2 016, 2021…) et les morts aux morts, pratiquement tous civils. Les mômes qui ont une vingtaine d’années aujourd’hui n’ont jamais rien connu d’autre et toutes les familles ont été touchées. Qui sème l’injustice récolte la révolte, tôt ou tard. Voire pire.

De nouveau, tentative d’appel du Français en perdition : toujours rien. Une heure passe, une heure trente : il se décide finalement à décrocher ! « Tu es où ? ». « A Bethléem ». La voix a changé… elle est légèrement plus « fébrile » que ce matin ! « Le chauffeur ne veut pas aller plus loin ». « Mais, merde, on t’avait dit de partir ce matin ! Bon, on va essayer de te sortir de là mais tu gardes ton téléphone en main et tu décroches dès qu’on t’appelle. Passe-moi le chauffeur ». R. discute avec lui et lui demande de garder pour l’instant « le Français » dans sa bagnole. Appels tous azimuts pour tenter de trouver une solution ; ça y est, R. en a trouvé une : un gars de Halhul coincé à Bethléem, il connaît toutes les petites routes, il va se débrouiller pour ramener le mec ici. R. rappelle le Français…  qui ne décroche toujours pas ! On se relaye à plusieurs pour l’appeler : toujours rien, ça tourne au gag ! R. a mémorisé le numéro du chauffeur qui, lui, répond immédiatement ; il lui explique le plan : « OK, pas de problème ». « Passe-moi le Français. Bon, alors, écoute, voilà comment on va faire… quand tu arrives à Halhul tu me dis à quel checkpoint tu es et je vais te chercher ». On est furax : s’approcher en pleine nuit d’un poste militaire, pour un Palestinien c’est hyper dangereux ! R. décide d’appeler la famille du Français pour les rassurer : il fait bien, à eux non plus il ne répondait pas ! Le téléphone sonne à nouveau, c’est le chauffeur : « Le gars d’Halhul est déjà parti, je fais quoi ? ». Il aurait pu rajouter « du paquet », on éclate de rire et puis on réfléchit. Nous, on est pour l’hôtel : qu’il se démerde ! Mais R. ne veut pas, il se sent responsable du gars et veut le mettre en sécurité. « C. est sympa mais il ne se rend pas vraiment compte de la gravité de la situation, je préfère qu’il soit bien encadré par des Palestiniens ». Pour éviter de faire n’importe quoi ? Deheishe c’est la solution : il y a des copains là-bas et puis ce n’est pas loin. R. les appelle : « Mince, comment on va faire ? J’ai déjà seize Espagnols réfugiés chez moi. Bon, OK, OK, on va s’arranger. Je descends au bord de la route et j’attends ton homme ». La télé nous apprend qu’il y a maintenant plus de 230 morts à Gaza mais pour R. l’obsession c’est de mettre en sécurité le Français, il le rappelle mais l’autre ne répond toujours pas : on l’imagine tétanisé au fond du taxi. Cette fois on n’insiste pas, on va se caler avec le chauffeur directement. Trente minutes plus tard les copains de Deheisheh nous disent « Ça y est, c’est bon ». Ouf, on va pouvoir décompresser : combien d’heures passées à s’occuper d’un seul mec, censé être venu ici par solidarité avec les Palestiniens ?

Halhul, dimanche 8 octobre 2023

Cette nuit, les chiens ont été étrangement silencieux.

Couché à 2 h, R. s’est levé à 5. Il a fait le tour de la ville : toutes les entrées sont bouclées par des montagnes de terre déposées par l’armée israélienne. Côté palestinien : grève générale, pas un seul magasin d’ouvert. Réunion à la coop : « On fait quoi ? Presser le raisin c’est pas bien, c’est ne pas respecter le mot d’ordre. Ne pas presser, c’est pas bien, toute la récolte sera foutue. Surtout que le marché au gros est fermé et que, de toute façon, même s’il était ouvert, impossible de sortir le raisin de table de Halhul. En plus, on ne sait même pas si on a assez de bouteilles pour transformer tout le raisin en jus. C’est la merde ! ».

12 h 30 : un énorme hélico tourne en rond au-dessus de la ville. Depuis ce matin, survol incessant d’avions. Au moins une grosse explosion entendue depuis Gaza. Quelques tirs du côté de la vieille ville d’Hébron. Barrière orange fermée au pont : on a bien fait d’aller acheter nos verres de collection avant-hier, humour palestinien.

14 h : 512 morts palestiniens, la radio israélienne en annonce 400 de son côté, du jamais vu depuis 73. Pour la population palestinienne, l’attaque d’hier était totalement inattendue : clairement, tout le monde était sidéré, même les militants qui sont toujours au fait de l’actualité et des débats qui traversent la société. Aujourd’hui il se dit qu’il y avait du tirage entre la direction politique du Hamas, qui voulait garder ses postes, et la branche armée et que les premiers non plus n’était pas au courant. Que croire ? Les rumeurs les plus folles circulent, avant d’être contredites (comme la prise de la prison d’Ashkelon). Mais la réalité de ce qui s’est passé hier dépasse tellement toutes les plus folles fictions imaginées… L’enlèvement du soldat Shalit en 2006 avait valu « Les pluies d’été » sur Gaza, pour finalement, après des négociations obtenir sa libération contre 477 prisonniers palestiniens en octobre 2011. Mais jamais Israël n’avait connu une situation telle que celle d’aujourd’hui : on parle de plus de 100 otages et puis la Bande de Gaza est désormais ouverte. La donne a totalement changé : vis-à-vis de l’opinion publique israélienne, que va faire le gouvernement, déjà fortement contesté par les manifestations hebdomadaires ? Est-ce que la population israélienne va ouvrir les yeux, virer les fascistes au pouvoir et pousser à de véritables négociations ou bien est-ce que, au contraire, elle va resserrer les rangs autour de son gouvernement et le pousser à monter d’un cran encore vers l’écrasement de la Palestine ?  Tout le monde s’interroge dans les Territoires et est bien conscient qu’Israël n’a pas encore sorti toute sa puissance de feu. Et, avec ça (mais il fallait s’y attendre) le Hezbollah libanais qui a bombardé le secteur des fermes de Chebaa (appartenant au Liban mais « réquisitionné » par Israël) : la population israélienne du nord est invitée à descendre vers le Sud. La population palestinienne, quant à elle, est prise dans un étau, dépossédée de toutes les clés. Elle reste chez elle en attendant que le ciel lui tombe sur la tête d’un moment à l’autre. Pourtant, la solution est connue de tous : respect des résolutions de l’ONU et protection internationale. Mais, à Bruxelles, Ursula condamne fermement cette sauvage agression d’Israël et, à Paris, Macron affirme son total soutien au pays hébreu. Allez, on reprend la carte du plan de partage voté par les Nations Unies en 47 : c’est un petit minimum, vous ne trouvez pas ? Jérusalem, Bethléem, Hébron, Ashkelon, etc : c’était où ? On peut aussi consulter les multiples résolutions votées contre l’occupation, les transferts forcés de populations, la colonisation, pour le droit au retour, etc : pour quel effet ? L’Occident a fabriqué une bombe au Moyen Orient, l’a minutieusement graissée et joue maintenant les biches effarouchées. Pour quoi ? Se laver la conscience par rapport au génocide des Juifs commis par l’Europe des collabos avec le nazisme ? Conserver coûte que coûte un pied sur la route du pétrole ? Ils sont où, finalement, les intérêts des Palestiniens comme des Israéliens ?

L’ambassade de France à Tel Aviv conseille à ses ressortissants de ne pas bouger et d’attendre (patiemment) que les vols reprennent. Ouf ! le pays des Lumières est à la hauteur !

Halhul, lundi 9 octobre 2023

Hier, j’ai passé toute la journée à répondre aux mails et à taper des textes pour la France. A part regarder la télé en boucle, apprendre qu’il y a de nouveaux morts à deux pas d’ici et être pendu au téléphone, il n’y a rien à faire. Aller aider à cueillir le raisin ? Pour quoi faire, on ne peut ni le presser ni le vendre comme raisin de table. Ah, si, nettoyer par terre, faire la vaisselle, boire un café, fumer une clope et reboire un café et… La seule chose qui peut être utile c’est d’ouvrir grand ses yeux et ses oreilles et de faire sortir le bruit et les images enregistrés à l’extérieur du pays pour contrer la propagande de désinformation. Et puis, partager la vie des gens et, surtout, ne pas devenir un poids supplémentaire pour eux.

Nous avons appelé notre ami Michel Warschawski, grand militant israélien pour la défense des droits du peuple palestinien : « Le gouvernement a été totalement surpris, ils ont l’air de ne plus savoir où ils en sont. Bon, c’est déjà un bon point. Et puis il y a des otages, du jamais vu. Quel plan maintenant ? ».

En attendant, toute la soirée d’hier, toute la nuit et ce matin jusque vers 9 h 30, les bombardiers ont défilé de manière ininterrompue vers Gaza. Des affrontements ont eu lieu un peu partout dans les villes et les villages de Palestine et le terminal 3 de Ben Gourion a été bombardé. Les syndicats palestiniens ont saisi l’Organisation Internationale du Travail : de nombreux ouvriers palestiniens travaillant en Israël sont introuvables et ne répondent plus au téléphone. Il se dit que les chars sont entrés à Ramallah, vérification faite, non, mais ils encerclent totalement toute la ville, impossible d’entrer, impossible de sortir. Et toujours, toujours, ces bruits d’avions. Nous ne savons plus trop si nous avons dormi, ni combien de temps, les yeux de tous commencent à se creuser. Et toujours, toujours ces avions, ce matin c’est incessant. Jusqu’à hier, on les guettait, maintenant on guette les silences. Les chiens ont recommencé à hurler cette nuit mais maintenant ça ne nous gêne plus : on en vient à ne souhaiter entendre qu’eux, comme une marque de normalité. Pas de cris d’enfants dans l’école d’à côté, toutes les écoles sont fermées, ici comme en Israël.

Tout à l’heure un voisin est passé (l’atelier de R. semble être devenu le bureau d’information de tout le quartier, enfin, plus exactement, de la gauche du quartier). Il nous a raconté que lundi dernier il avait téléphoné à un ami israélien, garagiste comme lui et habitant à Ashdod, pour lui souhaiter une bonne fête des Cabanes : « Ça va ? ». « Oui, ça va, tout est calme par ici ». Le gars l’a rappelé avanthier de l’aéroport : « Je pars, je dégage, je quitte ce pays de merde ! Bonne chance à toi ».   Il nous dit aussi qu’un monsieur du village de Sa’ïr a appelé l’employeur de son fils en Israël pour lui présenter ses condoléances face à ce qui se passait et lui demander de prendre soin de son fils. Le lendemain l’employeur l’a rappelé : « Tu peux venir le chercher, il est dans un sac ».

Cette nuit dix jeunes de Halhul ont été arrêtés. Aujourd’hui, l’armée a enlevé les tas de terre qu’elle avait mis devant les points d’accès pour ne laisser que les barrières oranges, fermées : plus facile si elle veut faire une entrée massive et rapide dans la ville.

Dans la Bande de Gaza, une école où les gens s’étaient réfugiés pour se protéger a été bombardée. J’imagine que ce soir on fera encore le compte d’autres horreurs commises, vu le nombre d’avions à être passés. L’organisation Médecins du monde a interpellé l’ONU pour demander qu’un couloir humanitaire soit ouvert vers Gaza afin d’acheminer médicaments et matériel médical et pouvoir aller soigner les blessés, ils ont aussi exigé que l’armée israélienne cesse de tirer sur le personnel médical. On en saura plus aussi sur ce qui se passe en Cisjordanie : il n’y a certes pas eu de bombardements mais elle est entièrement bouclée, personne ne peut plus aller travailler à l’extérieur de sa ville de résidence (ni rentrer chez lui s’il se trouvait ailleurs), ni se rendre à l’hôpital ni à l’université. Cette nuit il y a eu dix jeunes de Halhul arrêtés et on a entendu des tirs. Apparemment, c’est un peu le même scénario sur toute la Cisjordanie. En Israël, c’est pas génial non plus : il y a eu des appels au meurtre lancés contre les citoyens palestiniens israéliens.

Toutes les organisations palestiniennes de défense des droits de l’Homme viennent d’interpeller le Conseil de Sécurité.

Halhul, vendredi 16 octobre 2023

 

Chaque matin, nous essayons d’additionner nos insomnies respectives pour tenter de reconstituer le fil de la nuit : aujourd’hui, un tel a été réveillé par le silence à 2 h du matin, tel autre par un passage de bombardier vers 4 h 15…

Un cessez-le-feu a été annoncé pour aujourd’hui entre 9 h et 17 h. Mais au moins 3 passages d’avions, à coup sûr, depuis ce matin : s’agit-il juste, par le bruit, de terroriser un peu plus les habitants de Gaza pour les pousser à descendre vers le Sud, ou bien est-ce que cela correspond vraiment toujours à des bombardements ? A 17 h nous entendons 3 détonations sourdes : celles de Gaza, on ne les entend pas d’ici, c’est forcément beaucoup plus près et ça vient du Nord.  Deux minutes plus tard, un des fils de R. l’appelle : un missile vient de tomber sur Beit Safafa au Sud de Jérusalem, comme l’autre jour, à deux pas de chez eux (ce quartier palestinien est situé à proximité de la colonie de Gilo). Il y aurait peut-être eu 3 ou 4 autres missiles lancés par le Hamas et un serait tombé sur Tel Aviv tout près de la Knesset (parlement israélien). A la télé, on voit tous les députés quitter leurs sièges précipitamment. C’est sûr qu’Israël n’a jamais connu une telle situation. Et avec ça, au Nord, le Hezbollah qui a détruit les caméras et les systèmes de détection des mouvements au sol et a bombardé un char et un véhicule militaire. Le Hezbollah libanais, non plus, n’a pas encore déployé sa puissance de feu, pour lui les petits dégâts d’aujourd’hui ne sont sûrement que de délicats avertissements : que réserve l’avenir ? Le ministère palestinien de la santé indique qu’il y a encore vraisemblablement un millier de personnes enfouies sous les décombres. Israël a distribué 20 000 fusils aux colons. L’Iran surveille de près les Américains, lesquels ont donné dès le début le feu vert à l’opération de Tsahal et promettent une aide économique substantielle pour la suite. Le Hezbollah a prévenu que l’invasion terrestre de Gaza serait la ligne rouge.  Abu Mazen est allé serrer la paluche de tout le monde en Jordanie. Abu Odeh, le porte-parole de la branche armée du Hamas (les brigades Al Qassam) jure « La victoire ou la mort !». Tous les chefs d’Etats se rencontrent, s’entre-congratulent et congratulent leurs homologues américains en Jordanie, en Syrie, en Egypte, etc, etc en jurant à leurs peuples « Fidélité éternelle à la Palestine ! ». Les enfants de Gaza ont soif, ont faim, deviennent orphelins, sont blessés ou tués ou, « simplement », terrorisés. Aucune aide humanitaire ne peut pénétrer dans la Bande de Gaza.  Au large de la plage : 2 bateaux de guerre américains. L’Union Européenne et la Tour Effel s’illuminent aux couleurs d’Israël : il se trouve en France des personnages politiques (ou de soudains « spécialistes » du Moyen Orient) pour appeler à une guerre totale contre la Palestine, « Israël ayant le droit absolu de se défendre ». Mais qui est-on pour jeter ainsi de l’huile sur le feu ? Qui est-on pour ne pas saisir les instances internationales de justice, dès maintenant, pour enquêter sur les crimes, tous les crimes ? Qui est-on pour faire courir le risque d’un embrasement généralisé de toute la région ? Qui est-on pour ne pas exiger un cessez-le-feu immédiat de toutes les parties ? Et comment croire que, parce que l’on habite Paris ou Bruxelles, on sera forcément épargnés par les retombées de cette guerre ? Les personnes qui refusent de revenir aux textes fondamentaux de l’ONU comme seule solution sont des criminels.

Allez, il faut que je lâche ma colère pour tenter de décrire les choses avec un minimum de distance, que nous cherchions les infos qui manquent aux Français et aux Françaises, que nous témoignions du passé, aussi. (Et oui, mine de rien, on passe très vite de l’âge éternel de 20 ans à celui de vieux de plus de soixante piges, si on m’avait dit ça… Pfff !)

Donc, aujourd’hui d’après l’UNRWA : Les lourds bombardements israéliens se poursuivent sans interruption depuis la mer, la terre et les airs. Les groupes armés palestiniens de Gaza ont continué à tirer des roquettes de manière indiscriminée sur les centres de population israéliens. Depuis le début des hostilités, 2 808 Palestiniens ont été tués et 10 850 ont été blessés. Selon les sources officielles israéliennes, 1 300 Israéliens et ressortissants étrangers ont été tués en Israël et au moins 4 121 ont été blessés, la grande majorité le 7 octobre ; 199 otages seraient détenus. La ville israélienne de Sderot a fini d’être totalement évacuée hier. A 21 h le 16 octobre, aucun nouveau décès israélien n’a été signalé. 333 000 personnes ont été « déplacées » dans des abris d’urgence de l’UNRWA, le total cumulé des personnes déplacées pourrait s’élever à un million de personnes dans la Bande de Gaza. « Déplacées » est un terme neutre, quasi « technique » mais quelle réalité pratique, concrète, derrière ? Ce sont des familles entières, souvent avec des enfants en bas âge, des femmes enceintes, des vieillards, des malades qui se retrouvent sans toit et errent désespérément sans les décombres et les rues à la recherche d’un endroit où poser leur maigre baluchon (parfois 2 ou 3 sacs plastiques et une couverture sauvée in extremis). Au mieux, ils trouvent refuge dans une école des Nations Unies ou dans la cour d’un hôpital. Ils quittent une zone détruite ou menacée de l’être pour une zone détruite ou menacée de l’être : 164 établissements scolaires ont été visés dont 20 de l’UNRWA, l’OMS signale 48 attaques contre des centres de soins et 6 hôpitaux partiellement endommagés. Les déplacés quittent une zone où ils ont soif et peuvent difficilement se laver… pour une zone où ils ont soif et peuvent difficilement se laver ! Israël qui a stoppé tout approvisionnement de la Bande de Gaza en électricité, menace de bombarder l’usine électrique palestinienne si elle est remise en marche. Trois stations de pompage, un réservoir ont été détruits et la dernière des 4 stations de désalinisation de l’eau de mer a fermé ses portes hier faute de carburant. (Il faut noter que dans la Bande de Gaza il n’y a quasiment plus d’eau potable depuis des années et que la communauté internationale est parfaitement au courant : les Israéliens ont tant pompé dans la nappe phréatique de cette oasis pour arroser les pelouses et remplir les piscines de leurs colonies que l’eau de mer s’y est infiltrée. En 98 déjà, on commençait à en ressentir les conséquences : dans certains secteurs, le café était salé !) Des milliers de personnes doivent donc aujourd’hui tenter de survivre sans toit, avec un maximum de 3 litres par jour, des réserves de nourriture qui s’épuisent, il n’y a plus d’électricité et l’essentiel du carburant restant est réservé aux ambulances. Tout le monde pourra lire avec intérêt le rapport d’aujourd’hui de l’OCHA des Nations Unies qui contient ces phrases terribles : « Les hôpitaux sont au bord de l’effondrement. Les boulangeries locales ne peuvent pas fonctionner en raison de la pénurie d’ingrédients essentiels en particulier la farine de blé qui devrait être épuisée dans moins d’une semaine. On estime à 50 000 le nombre de femmes enceintes confrontées à des difficultés extrêmes ». Quant au Comité International de la Croix Rouge, il vient de déclarer : « Les hôpitaux de Gaza risquent de se transformer en morgues sans électricité ». Quatorze salariés de l’UNRWA ont été tués. Médecins du Monde a demandé aux siens de quitter le Nord et de descendre vers Rafah mais affirme qu’aujourd’hui : « Aucun endroit n’est sécurisé dans la Bande de Gaza ». A une question posée par une journaliste de la télévision française, son représentant Jean François Corty (également chercheur de l’IRIS) répond : « Comment vivent les gens ? Difficilement. Mes collègues à Gaza partagent ce qui reste : tout le monde mange au minimum ». L’UNICEF : « Il existe un risque imminent de décès et de maladies infectieuses ». Le responsable de Médecins du Monde précise : « On ne parle pas de semaines ou de mois mais de jours et d’heures… un jeune enfant déshydraté ne peut survivre plus de 2 jours ». Il explique aussi que cela se déroule « dans un contexte de précarisation généralisée de la population, antérieur au déclanchement de la guerre, et qui s’est développé du fait du blocus de Gaza qui existe depuis 15 ans ». Mais aujourd’hui il y a les bombardements en plus ». Tout cela on peut le lire dans les rapports officiels mais le même genre de témoignages nous parvient via des Palestiniens de Cisjordanie qui ont de la famille à Gaza.

Des files incroyables de camions d’aide humanitaire attendent depuis plusieurs jours du côté égyptien, toutes les grandes ONG médicales se sont déjà positionnées avec du matériel mais la frontière reste fermée. L’Egypte (l’affreuse vilaine !) ne veut pas accueillir 2 millions de réfugiés gazaouis : la France de Macron l’accepterait-elle, elle qui avec son PIB bien supérieur à celui de l’Egypte est en queue de peloton de l’Europe au niveau de l’accueil des refugiés et s’apprête à voter une loi de plus (une toutes les années et demi) pour fermer, encore plus, ses frontières et rendre la vie encore plus invivable aux personnes exilées présentes sur le territoire ? Et puis, beaucoup de Palestiniens (les imbéciles !) refusent de partir : c’est vrai, après tout, quoi de plus normal que d’accepter l’épuration ethnique ? Et combien sont déjà morts sur la route du Sud ? La solution, faire entrer l’aide humanitaire ? Oui mais voilà, Israël ne cesse de bombarder, partout, en permanence. Le responsable de Médecins du Monde : « Hors de question de faire courir des risques à nos équipes ». On peut comprendre ! Tous les gens sérieux demandent une trêve « pour pouvoir nourrir et soigner ». Oui mais voilà, Macron, clone du grand gourou américain, partage le même point de vue que son idole : « Israël recevra toute l’aide nécessaire pour poursuivre le Hamas partout où il est ». Dans les salles de réanimation peut-être ? Est-ce que ça ne s’appelle pas un permis de tuer les civils ça ? Il paraît que les grands textes internationaux parlent d’inculpations possibles pour complicité de crimes de guerre…

En fait, le blocus total imposé à la Bande de Gaza par Israël (suite à la victoire électorale du Hamas) dure depuis plus de 15 ans : précisément depuis 2006. Avec des difficultés extrêmes pour entrer et sortir mais aussi pour faire pénétrer des marchandises : ne riez pas, la liste des produits interdits comportait, entre autres au début, le ciment… et le chocolat ! D’où, au départ, l’origine des tunnels vers l’Egypte. Doit-on imaginer, vue la puissance militaire développée par le Hamas depuis le 7 octobre, que c’est très tôt, dès 2006, que ce projet a commencé à voir le jour et que les années passant, sans intervention autre que des textes de résolutions condamnant le blocus, n’ont contribué qu’à le renforcer ? Il est bien trop tôt pour répondre à cette question comme à beaucoup d’autres : il faudra laisser à l’Histoire le temps de faire son travail.

Mais ce que je peux affirmer parce que je l’ai vécu (et que c’est parfaitement vérifiable) c’est que, dès avant 2006, Israël contrôlant tous les points de passage, il était pour le moins fluctuant et compliqué pour les hommes et les marchandises d’entrer et de sortir de la bande de Gaza.

Décembre 1992 : J’avais rendez-vous avec le directeur de la banque du sang : nous avions été sollicités pour une coopération avec la France compte tenu des besoins énormes existant liés à la répression de la première Intifada. Trois ou quatre jours d’attente à El Bireh avant d’apprendre que le couvre-feu était levé, départ précipité, une heure de trajet depuis Jérusalem. Entre temps, le couvre-feu est rétabli et, à l’arrivée, le passage d’Eretz, au Nord, fermé. C’était la première fois que je venais en Palestine et, hormis le Docteur Zein Eddin dont j’avais le numéro et celui du docteur Haidar Abdel Chaffi (mais trop vieux pour que je le dérange), je n’avais aucun autre contact à l’intérieur de la Bande de Gaza. A l’époque, les portables n’existaient pas et je ne me souviens plus comment j’avais fait pour l’appeler (cabine téléphonique ou bien par le chauffeur ? certains commençaient à être équipés de gros machins avec des antennes) mais j’entends encore la voix du médecin me disant : « Non, je ne peux pas aller te chercher, il y a un soldat devant ma porte et, oui, tu dois venir. Vois avec le chauffeur ». Après pourparlers (et avec quelques shekels substantiels à la clé), celui-ci finit par nous dire (nous étions trois) : « OK, ça marche. Couchez-vous au sol ». Il avait disposé un keffieh bien en évidence sur le parebrise (« Pas envie de me faire caillasser de l’autre côté » : il avait une plaque jaune). Démarrage en trombe sous le nez des soldats et accélération de dingue jusqu’à l’Hôtel de la plage sur le front de mer, devant lequel il nous largue. A l’époque, à Erez, il n’y avait qu’une sorte de guitoune, pas encore de couloir « de sécurité », ni de grillages, ni de barbelés partout comme, plus tard, à l’époque de la « paix » d’Oslo. A l’hôtel, ils nous avaient quasiment déroulé le tapis rouge : nous étions les seuls « touristes ». Une table magnifique avait été dressée… et moi j’avais l’estomac tellement noué que je ne parvenais pas à avaler une seule miette ! Le lendemain, il fallait rejoindre la Banque du sang… mais le docteur était toujours bloqué chez lui ! « Débrouillez-vous, allez jusqu’à l’office central de l’UNRWA et demandez-leur de vous amener en voiture jusqu’à la clinique ». Bon, d’accord, pas de problème. Sauf que les gars de l’hôtel ils ne veulent pas sortir : « C’est facile, vous allez à droite, puis à gauche, vous arrivez à… au croisement avec… puis… ». Un peu flageolants sur nos guibolles, on s’était engagés dans les rues vides (qui, bien sûr, ne portaient aucun nom) et on s’était retrouvés rapidement complètement paumés. On avait quand même compris une chose, mieux valait se faire discrets quand une voiture militaire passait. Mais une chose est sûre, en Palestine tu ne peux jamais te fondre dans le paysage ! De temps en temps, une tête palestinienne dépassait d’un mur : « Vous êtes journalistes ? », « Non, je suis instit ». Eclats de rires : « Allez, pas la peine de mentir ! Vous allez tout droit, puis à gauche, puis à droite, puis… ». « OK, shoukran ». « A fouan et good luck ! ». Il faut dire à leur décharge et à la nôtre qu’à l’époque les journalistes n’étaient pas encore équipés de casques, de gilets pare-balles et de dossards presse bien visibles : pas comme maintenant où ils font, en conséquence, d’excellentes cibles. C’est comme ça que, de tête dépassant d’un mur en tête dépassant d’un autre mur, on avait fini par arriver à l’UNRWA : « Coucou, c’est nous ! Vous nous emmenez à la Banque du sang ? ». Regard halluciné du directeur, un grand mec rouquin (quelque chose comme norvégien ou danois, je ne me souviens plus) : « Ça ne va pas non ?! Hors de question de sortir dans la situation actuelle ». « Ben, on fait comment ? ». « Soit vous restez ici, soit vous partez avec vos petits pieds mais c’est à vos risques et périls ». Quand on a moins de 30 ans, peut-être que, même avec le bide en vrac, on se sent invulnérable : on avait pris nos pieds et on avait fini par arriver à la clinique et le médecin avait fini par nous rejoindre au bout de quelques heures. « On va tenter de faire une sortie, il faut que vous puissiez voir, mais en ambulance c’est plus sûr ». Rues désertes, un petit âne tout seul au milieu de ce qui ressemblait à un ex-jardin public et puis l’odeur, celle que nous avions déjà perçue à Erez mais qui était là, maintenant, tout autour de nous, dans nous, pestilentielle ! Partout, des montagnes d’ordures gigantesques ! « Les Israéliens nous interdisent de les évacuer et de les brûler ». Juste à côté, en plein milieu du camp de réfugiés de Jabaliya, les « égouts » (sortes de tuyaux à l’air libre) et les rigoles au centre des ruelles débouchaient dans une sorte de cloaque autour duquel les enfants jouaient dans la poussière. Les gens avaient installé un grillage autour, pour éviter les noyades. A quelques kilomètres de là, les colonies étaient verdoyantes, leurs pelouses arrosées en permanence par des jets d’eau. Lorsque nous avions quitté le médecin, il nous avait dit : « Pour moi, le plus dur c’est que, dans la situation actuelle, je ne peux pas apporter ma solidarité aux autres peuples frères, comme les Indiens d’Amérique par exemple ». Pour repartir, c’était lui, dans sa voiture personnelle, qui nous avait ramenés à Erez : la situation s’était débloquée (on n’avait pas vraiment réussi à comprendre pourquoi), des ouvriers gazaouis étaient présents par dizaines, attendant que des employeurs israéliens viennent les embaucher et des camions de livraison faisaient la queue pour passer dans l’autre sens.

La dernière fois que j’ai pu aller à Gaza c’était en 98, durant les chantiers internationaux de jeunes. Nous avions loué un bus et un Palestinien de Deir Istiya (mais avec des documents japonais car, hors période de congés, il travaillait et résidait là-bas) avait tenu à venir avec nous. Ça riait, ça chantait, ça dansait dans le bus ! Arrivée à Erez. La paix d’Oslo était passée par là : route coupée, contrôle sévère, seuls des dignitaires de l’Eglise, reconnaissables à leurs tenues violettes, avaient pu passer directement sur le côté. Nous, nous avions été bloqués 4 heures sous un soleil de plomb (avec des enfants), apercevant à l’autre bout d’un long couloir grillagé et barbelé nos amis gazaouis qui nous faisaient des signes. Quand je dis « nous », c’est nous moins un : malgré nos protestations, l’ami de Deir Istiya avait immédiatement été refoulé de l’autre côté de la frontière, en Israël, où, lui avait-on précisé… il n’avait pas le droit d’être non plus ! Nous avions interpellé une voiture diplomatique française qui sortait de la Bande de Gaza : les fonctionnaires français avaient dit comprendre la situation et avaient accepté immédiatement de le convoyer jusqu’à Jérusalem. Au moment où les soldats, dont un russe qui ne maîtrisait pas encore l’hébreu, nous avaient enfin autorisés à passer, j’avais fait ma mauvaise tête, exigeant d’être contrôlée par un douanier palestinien puisque, après tout, c’était bien dans une enclave palestinienne dite autonome que je rentrais : ça les avait « un peu » énervés. Quelques années avant, le père de notre amie Randa assurait des liaisons hebdomadaires de livraisons de médicaments entre Ramallah et Gaza, elles furent interrompues aux alentours de 1995 ou 96 mais, en France, tout le monde ne jurait que par Oslo : alléluia, la paix était descendue du ciel, on allait enfin pouvoir être tranquilles et arrêtés d’être emmerdés par ce fichu « problème palestinien » ! Alors non, il est faux de faire croire qu’avant la victoire du Hamas en 2006 la Bande de Gaza était libre et open. Par contre, c’est vrai que les colonies israéliennes qui y existaient ont toutes été évacuée par l’armée en 2005 : ça s’appelait « le plan de désengagement unilatéral ». A grand renfort de caméras, le monde entier avait pu voir ainsi comment le gouvernement israélien « œuvrait pour la paix contre les fanatiques juifs ». Avant le « désengagement », la répression à l’égard des Gazaouis se faisait dans les rues et les maisons à coups de matraques et de fusils. Après le départ des derniers colons, les bombardements devinrent plus « aisés »…

Ce soir, je repense à tous ces gens, tous ces enfants en particulier que nous avons connus à Gaza : Iman de Beit Hanoun, Ula de Khan Younis, Taysir de Jabaliya. Sont-ils encore vivants ? Ont-ils été tués en 2003, 2006, 2014 ? Sont-ils devenus avocats, médecins, ouvriers ? Ont-ils eu des enfants, quels sourires avaient-ils, quelles petites bêtises faisaient-ils ? Est-ce qu’ils aimaient autant l’école que la plage avant le 7 octobre ? Quel est le sel de leurs larmes aujourd’hui et pourront-ils les verser encore longtemps avant la prochaine bombe ?

En regardant les infos des sites palestiniens ce soir sur internet, on apprend que le grand hôpital de Gaza a reçu son deuxième avertissement de la part de l’armée israélienne. Des tirs (on ne sait pas de quelle nature) auraient touché son toit. Le corps médical refuse toujours d’évacuer l’hôpital.

Bon, allez, j’arrête là. Ne pas se coucher trop tard, demain c’est cueillettes. Enfin, on va essayer.

Halhul, mardi 17 octobre 2023

Nous pensions pouvoir envoyer nos témoignages régulièrement, chaque jour, vers la France mais ça ne se passe pas exactement comme prévu. Bien sûr, il y a des microcoupures d’internet mais ce n’est pas ça le fond du problème. La vérité c’est que nous jonglons en permanence entre la collecte d’informations que nous accumulons, le travail concret, « ordinaire », que nous nous efforçons de faire pour aider nos amis paysans et les discussions primordiales avec les Palestiniens qui nous entourent, à la fois pour essayer de sentir, de comprendre mais aussi parce que nous savons que chaque oreille attentive est pour eux une forme de reconnaissance de leur humanité, comme une petite sève qui les aide à tenir le coup moralement. La télé occupe également une grande place, avec des changements de chaînes permanents. Partout, en permanence, elle est allumée, comme un cordon ombilical branchant les gens à la fois sur l’horreur et, en même temps, sur une sorte de vague espoir désabusé : « Ce n’est pas possible, avec tout ce que l’on voit, le monde va finir par réagir, non ? ». Ce que beaucoup mesurent sûrement mal c’est que, précisément, le monde occidental ne voit pas ces images-là : il ne voit que les images (ou majoritairement) les images des attaques militaires du Hamas et celles des crimes commis contre des civils israéliens ou étrangers le 7 octobre dernier. Ici, nous croulons sous les informations, sous les témoignages, nous tentons de les diversifier (notamment en consultant des sites officiels de l’ONU, des sites israéliens de défense des droits humains, etc.) mais il nous faut les traduire, les trier, les organiser et passer à la rédaction. Perso je suis complètement à la ramasse depuis 2 jours : mes petits papiers de prise de notes s’accumulent, j’en ai dans les poches, dans mon sac, dans un carnet ou un autre. Hier soir je me suis dit qu’il fallait vraiment que je me remette dans le sens de la marche, que je rattrape le retard : n’ayant rien de prévu pour l’après-midi d’aujourd’hui, c’était décidé, j’allais m’y mettre sérieusement, au moins rédiger, avant de taper à l’ordi (ben oui, je suis d’une génération has been qui a encore besoin de passer par le papier et le crayon pour structurer sa pensée !). Mais ce matin une bien triste nouvelle, une de plus, nous est tombée dessus. Alors c’est de ça que je vais parler en premier en cette après-midi ensoleillée et, dans le sens inverse des aiguilles de la montre, je complèterai mon CR d’hier après. Et j’essaierai de vous envoyer le paquet ce soir ou demain.

Le 7 octobre, jour de la sortie du Hamas de la Bande de Gaza et de ses attaques sur le territoire israélien, dès les premières heures de stupeur passées, une véritable chasse à l’homme s’est organisée en Israël contre tout ce qui pouvait ressembler à un Palestinien : armée, colons, population, tout le monde s’y est mis. Insultes, tabassages, lynchages, renvois du travail (1 000 comptabilisés à ce jour par les assos palestiniennes de défense des droits de l’Homme, dont un médecin). Ceux qu’Israël appelle « les Arabes d’Israël » et qui se définissent eux-mêmes comme « les Palestiniens de 48 » ont la nationalité israélienne et, s’ils sont tabassables et licenciables à loisir, ils ne sont pas pour l’instant expulsables. Par contre, il en va tout autrement pour les Palestiniens de Cisjordanie et les quelques personnes originaires de Gaza : la situation économique étant catastrophique, beaucoup tentaient d’aller travailler en Israël, le plus souvent comme ouvriers, pour des salaires de misère et sans droits sociaux. Une cinquantaine d’ouvriers gazaouis, aussi surpris que le reste du monde par l’attaque du Hamas du 7 octobre, renvoyés de leur travail se sont retrouvés jetés sur la route d’Hébron. Aucune possibilité de rejoindre leurs familles à Gaza, aucun bagage, aucun argent, la municipalité d’Halhul mit une école à leur disposition : réfugiés de 48, de 67… ils devinrent, ainsi, également réfugiés de 2023 ! Il y avait bien sûr l’angoisse pour leurs familles et le manque de tout mais, la solidarité des habitants de Halhul aidant, ils furent au moins au chaud et à l’abri des bombardements… jusqu’à cette nuit. Jusqu’à ce qu’Israël se souvienne brusquement d’eux et vienne les rafler dans l’école de Halhul (qui, précisons-le quand même, est en zone A c’est-à-dire en « territoire autonome palestinien » au regard des merveilleux accords d’Oslo). La population de Halhul fut immédiatement au courant, rassemblement pour tenter d’empêcher l’opération, tirs : un jeune de 17 ans tué. Des cinquante otages pris cette nuit, on ne sait pour l’instant rien.

Trois jours de deuil, tous les magasins fermés et les rues vides à Halhul. Mais, dans les champs, le raisin ne connaît pas la guerre, il continue à mûrir et les grappes de certaines variétés, sur certaines parcelles, commencent déjà à se dessécher. Or, le raisin est devenu la culture dominante ici. Jadis, les terrasses étaient couvertes de pêchers, d’abricotiers, de pruniers, de pommiers mais que faire de ces productions quand les routes sont fermées ? Seule la coopérative Al Sanabel offrait la possibilité d’une fabrication de jus de fruit pasteurisé pour éviter que toutes les récoltes ne soient perdues. Problème : les machines sont prévues pour le jus de raisin et pour rien d’autre. Alors, les gens commencèrent à arracher leurs arbres puis certains se mirent à planter de la vigne. Certes, des terrains abandonnés furent remis en culture mais la production s’orienta peu à peu, aux côtés des cultures maraîchères, vers le raisin, le raisin, le raisin. Et, comme tous les vignerons du monde, les vignerons palestiniens ne peuvent se permettre de laisser passer la saison des vendanges. Or, c’est là, maintenant, tout de suite. Alors, même en période de deuil, et même avec beaucoup de tristesse, on part travailler dans les champs et personne n’y trouve rien à redire. Et, inch’Allah, peut-être qu’on réussira à vendre quelques caisses, même si les grossistes les achètent au rabais…

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Une jolie petite pinède à flanc de colline, on domine toute la vallée au fond de laquelle on aperçoit une route. On imagine des nappes blanches étendues sur le sol, avec les victuailles pour le pique-nique et toutes les couleurs des beaux fruits et des beaux légumes de la région et l’odeur des pins et celle du thym et les enfants qui jouent autour en riant, les hommes au barbecue et les femmes assises à l’ombre des arbres. A quelques mètres, le soleil en rajoute pour refuser l’hiver qui approche mais ici, à l’ombre, il fait bon. Vision idyllique d’un passé révolu depuis longtemps. Aujourd’hui, les aiguilles de pins sont recouvertes de la poussière soulevée par les camions et les tracteurs qui passent sur le chemin sableux défoncé et par les voitures qui tentent de slalomer entre les arbres. Les véhicules et les hommes sont sales, à égalité, de la terre soulevée par les roues. Et les fronts des hommes dégoulinent de sueur quand il faut s’y mettre à plusieurs pour pousser un engin coincé dans une ornière ou faire du trapèze à l’avant d’un tracteur pour parvenir à lui soulever le cul parce qu’on l’a chargé au maximum. Deux véhicules se croisent et l’on se range au ras du précipice pour laisser passer l’un d’eux, parfois un rétroviseur y laisse la vie : on jure bien un peu mais l’on n’est plus à ça près ! L’objectif est de pouvoir, coûte que coûte, parvenir à contourner le barrage, en amont de la route qui serpente tout en bas. Désormais, la voie expresse pour rejoindre sa famille, pour aller à l’université, atteindre sa parcelle de vigne ou livrer son chargement c’est ici : à flanc de côteau, entre les rochers, les trous et les arbres. Putain ! Voilà un camion avec une toupie qui se pointe ! Il ne va quand même pas… Ben si, il ose ! Tout le monde s’écarte et observe la manœuvre avec appréhension… et il passe ! Il devrait y avoir des diplômes d’équilibristes délivrés en Palestine occupée…

En rentrant des cueillettes, on est tous généralement un peu rincés. Khobès, zaatar (pain, thym), huile d’olive, trois tomates, un concombre, un petit peu de fromage blanc ou de yaourt, thé, café, douche et, ça y est on est requinqués, prêts pour la pause ou une petite sieste.  Mais en ce moment, rien ne se passe comme d’habitude : on mange n’importe quand (mais heureusement pas n’importe quoi, grâce à notre ami C. qui s’applique à toujours nous ravitailler avec délicatesse !) et, quand on a fini, au lieu de prendre une petite pause, on tourne en rond, on passe de la télé à l’ordinateur, de l’ordinateur au téléphone, du téléphone à… Notre ami cuisinier est parti à pied vers le pont, depuis plus d’une heure, pour voir ce qui s’y passe. Quand même vaguement un peu inquiets, on est postés sur le trottoir à guetter la « frontière » entre Halhul et Hébron. Un monsieur s’arrête pour nous demander si nous avons besoin d’aide, nous lui répondons que « non, merci, nous habitons ici ». Puis c’est un ado qui nous voit, s’arrête et engage la conversation. Il a le look de n’importe quel ado français : baskets, jean serré, blouson tendance vaguement « Teddy », touffe de cheveux rebelles (presque blonds) au sommet du crâne et coupés courts derrière : celui-là, il doit passer quelques heures dans la salle de bain à se regarder dans la glace et à faire poireauter tout le monde à la porte ! Pas franchement l’allure d’un futur cheikh ni d’un militant du Hamas. Comme sa maîtrise de l’anglais est plutôt incertaine, il opte pour une appli de traduction orale : lui, au moins, il est organisé, pas comme les vieux que nous sommes ! « Est-ce que c’est la première fois que vous venez en Palestine ? Est-ce que vous savez ce qui se passe à Gaza ? ». On lui explique : « Ah, OK ». Puis il parle à son téléphone et nous le tend : « Vous savez, le Hamas ce n’est pas une organisation terroriste c’est une armée de militaires »… Il reprend son téléphone et lui parle à nouveau : « Le jeune qui est mort cette nuit, il avait 17 ans, nous étions dans la même classe ». Il hausse les épaules d’un air désabusé puis nous tend la main avec comme une tentative de sourire : « Nice to meet you, good luck ». Et il part seul sur le trottoir, les mains dans les poches et la tête baissée.

La vérité, c’est aussi que nous sommes tous complètement déboussolés par rapport à ce qui se passe.

20 h : Nous venons d’allumer la télé : Guernica, sous nos yeux, en direct.

22 h : J’écris ces mots dans la chambre, face à un miroir et je ne sais plus comment soutenir mon image, plus comment soutenir mon regard. Ce sont les membres éparpillés des enfants réfugiés autour de l’hôpital Al Ahli de Gaza qui me regardent. 300, 500 personnes tuées en une minute ? Elles pensaient trouver sécurité sur les terre-pleins autour de l’hôpital. Un hôpital c’est fait pour protéger, non ? Un hôpital c’est fait pour être protégé ? Partout, mais pas ici. Ici, les gens sont des « animaux humains », alors… Alors ici on laisse faire tous les crimes, ici on justifie tous les crimes, ici on encourage, on finance tous les crimes. Génocide.

Ce soir, pour moi, seul le silence peut parler.

3 h du matin, 18 octobre : encore un survol d’avion, inutile d’espérer trouver le sommeil, je me lève le plus silencieusement possible pour ne pas réveiller mes compagnons d’effarement. Eux ont dû s’effondrer après 2 h du matin. 3 h 16, 4 h 05, 5 h 30 : encore et encore ces horribles gros bourdons noirs dans le ciel noir. Comment osent-ils… encore ? Envie de vomir.

 

 

 

Ramallah, 23 octobre 2023

 

Nous voilà arrivés à Ramallah. A Halhul, nous étions à moins d’un kilomètre de la sortie Nord de la ville, celle qui donne sur la grande route qui va vers Bethléem et Jérusalem. Mais elle est bouclée, alors il nous a fallu faire un détour invraisemblable vers le Sud, puis l’Est avant de rejoindre la voie de circulation sur laquelle roulent des camions et des voitures à plaque jaune avec souvent, en renfort, un drapeau israélien sur le toit. Tout le long du chemin, des miradors nous observent de derrière leurs vitres aveugles. Notre voiture aussi a une plaque jaune, sinon c’était prendre trop de risques mais, malgré cela, nous serrons les fesses en arrivant au check point du tunnel de Gilo gardé par un grand nombre de soldats (et de soldates) dont certain.es ne semblent pas, avec leurs carapaces de fusils mitrailleurs, avoir plus de 20 ans. Nous avons beaucoup de chance : dans la voiture, nous avons tous les yeux bleus ou verts. En temps de guerre, il semble que toutes les armes peuvent être utilisées : nous arborons nos sourires les plus diplomatiques, appuyés d’un petit geste de la main. Pas besoin de s’arrêter, à peine le temps de ralentir et la soldate nous fait signe de passer.

Ramallah fourmille d’activité : ici les voitures klaxonnent dans les embouteillages, les gens se pressent vers leur travail, les enfants vont à l’école et les magasins de robes de mariées sont ouverts. Ici, la guerre est ailleurs, sur les écrans de télé et dans les têtes. Partout, la même parole dans toutes les bouches : « La Palestine est notre terre et nous ne la quitterons jamais. Nous sommes prêts à payer le prix mais nous ne nous coucherons pas, parce que c’est notre droit. Tôt ou tard, nous gagnerons ». Les gens rajoutent aussi souvent qu’ils se souviendront de tout, point par point. Des êtres humains, de tous leurs frères humains de toutes les couleurs, de toutes les nationalités, de tous ceux qui n’auront pas soutenu les monstres et des monstres aussi. Ils évoquent Allah ou pas, les Arabes ou pas, les Turcs ou pas, le Hezbollah ou pas, parfois ils ne sont pas d’accord sur tout, y compris dans une même famille, et le ton peut monter légèrement. Mais, quand les images des enfants de Gaza jaillissent de la télé, c’est le silence. Total.

Ce soir, nous avons poussé jusqu’à Jifna, à 6 ou 7 km à vol d’oiseau : c’est la limite actuellement autorisée aux citadins pour aller se promener… mais personne n’a la tête aux balades ! Jifna, sa petite place avec ses arbres, sa fontaine, l’épicier (qui vend de l’arak), le petit café où les hommes jouent aux cartes, l’église un peu plus haut et, encore plus haut, la vieille ville avec sa citadelle datant de l’époque des Croisés. Depuis Ramallah, les pentes des collines se sont recouvertes d’un nombre hallucinant d’immeubles mais ici, à Jifna, rien ne semble avoir changé. A part qu’ils ont installé une grille tout autour de l’endroit que nous avions fouillé en 1996, qu’ils ont mis un écriteau « Christian church, 4° century after JC » et que de grands arbres ont envahie l’excavation. A part que l’entrée du village est barrée par des jeunes : d’en haut descend une manifestation pour Gaza. Sur la place, un vieil homme nous invite à boire un café : oui, il se souvient bien du groupe de Français qui est venu ici il y a 27 ans, son visage grave esquisse un léger sourire. Il se propose pour nous accompagner sur ce qui fut « le chantier » et nous dit qu’ils ont fini la restauration de la tour. Près des anciennes écuries des Croisés, transformées en centre de rencontre pour les gens du village, ils ont monté le haut d’un fût de colonne brisé et un linteau de l’antique église mise au jour en bas. Non, le monsieur ne sait pas ce que sont devenu les pièces que nous avions sorties de terre : le petit musée n’a jamais vu le jour. Sur les vieilles pierres des murs, les portraits peints de jeunes martyrs.

Avant de remonter sur les hauteurs de Ramallah, nous allons saluer la gigantesque statue de Mandela point levé. Des parterres de fleurs honorent en permanence celui qui avait dit un jour : « L’Afrique du Sud ne sera vraiment libre que lorsque la Palestine sera libre ».

Ramallah est silencieuse cette nuit : ni hurlements de chiens, ni tirs dans la ville, ni avions à passer au-dessus de nos têtes. Aurons-nous réappris à dormir lorsque nous retournerons vers Halhul ? Avons-nous le droit de nous engloutir dans le sommeil, maintenant, ou que ce soit ?

 

Ramallah, Zawiya, 24 octobre 2023

A peine arrivés hier à Ramallah, il était déjà question de partir vers le Nord : question d’amitié, quasiment de famille. Au cours de ces trente dernières années, la solidarité s’est aussi enrichie de relations affectives : depuis 3 semaines on était attendus à Ramallah, maintenant, c’est le reste de la famille qui nous attend sur Zawiya. Nous préparons nos sacs : « Prenez vos affaires pour plus de 2 jours, on ne sait jamais ». Non, on ne sait jamais de quoi demain sera fait en Palestine.

Petites routes dans les collines, entre les champs d’oliviers, où deux voitures peuvent à peine se croiser : « Our main road », disent les Palestiniens en riant. C’est un peu comme en Bretagne, il y a des murs de pierres sèches partout. Ici c’est la campagne, une campagne montagneuse et fertile, plantée de beaux arbres, riante sous le soleil : difficile d’imaginer que la guerre est à deux pas. A la radio on entend qu’une roquette est tombée quelque part du côté de Qalquiliya. Mince, ça risque d’être chaud sur la route car on va bientôt entrer dans l’énorme bloc des colonies du Nord ! On monte, on monte et, brusquement, il est devant nous : un grand mirador avec tout ce qu’il faut comme barrières et véhicules militaires. L’ambiance se tend un peu dans la voiture et voilà que la voiture devant nous ne trouve rien de mieux à faire que de caler ! « Allez, go, go baby ! ». Mieux vaut ne pas trop traîner dans le quartier ! On sort de la petite route cahoteuse pour rejoindre la route des colons : pas d’autre solution. Durant les 2 premières minutes, je compte 32 voitures à plaques jaunes avec souvent des drapeaux bleus et blancs flottant au vent et des conducteurs portant des kippas blanches, les colons parmi les plus extrémistes. Et seulement 2 voitures à plaques vertes, dont la nôtre. Des deux côtés, des blocs et des blocs de constructions, toujours sur les hauteurs comme de gigantesques châteaux forts ; certaines sont toutes récentes, à peine finies et encore inhabitées. De grands panneaux se succèdent sur le côté de la route : Neli, Neve Stuf, Ofarim… Aucun nom de village palestinien ; sur certains panneaux la traduction en arabe a été bombée. Et des grues en action au sommet des collines.

On téléphone avant d’arriver pour savoir si le passage est libre : pour pénétrer dans Zawiya il n’y a qu’une seule entrée sous le pont portant la route des colons, avec guérites militaires, barrières, blocs de béton. Elle est restée fermée une semaine mais aujourd’hui il n’y a personne, aucun soldat, et tout est ouvert ; on a de la chance. Par contre, dans le village, la majorité des gens n’osent toujours pas retourner au travail dans les deux villes voisines qui sont pourtant tout près : Masha, avec son énorme zone industrielle, et Bidiya la ville commerçante. A l’intérieur même de Zawiya, tout fonctionne au ralenti : le menuisier n’est pas retourné dans son atelier, quel intérêt de fabriquer de beaux meubles qui ne pourront pas sortir ? Seuls les agriculteurs sont bien obligés d’essayer de continuer, il y a les animaux et les olives qui n’attendent pas. Mais la surface des cultures d’oliviers s’est considérablement réduite quand Israël a décidé de protéger ses routes d’apartheid en élargissant les zones dites de « sécurité » tout autour. Notre amie S. l’a échappé belle, la limite imposée se trouve juste de l’autre côté du grillage de son champ. Sa voisine a eu moins de chance : elle nous montre les beaux fruits qui lui sont désormais inaccessibles. Lorsque nous demandons si nous pourrions, nous, peut-être y aller, sa réponse est ferme : « Non, surtout pas ! Personne ne doit risquer sa vie dans cette zone ».

Nous arrivons enfin chez S., sa maison avec tous ces flots de fleurs multicolores débordant par-dessus la grille. S., ses chats et tous les enfants du quartier pour qui c’est la maison du bon Dieu. En ce moment, elle essaie de soigner un petit chaton qui a les yeux infectés mais elle n’a rien d’autre que de l’eau et du thé pour le soulager pourtant, en temps normal, elle travaille dans une entreprise fournissant des produits vétérinaires. Une grande partie de la famille est là ; Z. et Baba vont essayer de venir de Deir Istiya demain. C’est fou de prendre de tels risques, n’est-ce pas, juste pour rencontrer des gens ? Mais, quand tout s’effondre, l’amitié est comme une perfusion vitale.

M Macron, vous qui arborez votre si beau costume ce soir à la télé, avez-vous des poches d’amitié vitale à fournir aux peuples ? Savez-vous, vous qui écoutez avec les mêmes yeux vides de toute expression les familles des otages israéliens et la liste des enfants tués à Gaza, savez-vous ce que signifie le mot « sentiment » ? M Macron, vous qui vous êtes envolé ce soir de Ramallah où vous êtes venu faire votre triste cirque, avez-vous oublié d’apprendre à aboyer pour communiquer avec les « animaux humains » que vous aviez en face de vous ? – Rappelez-vous comme votre silence assourdissant a été une approbation explicite à ce qualificatif – M Macron, vous qui disposez d’informateurs, de cabinets, d’agences, de diplomates, avez-vous seulement pensé à les consulter avant de proférer des âneries du type l’Autorité palestinienne et le peuple palestinien sont sur la même ligne que nous ? Savez-vous, M Macron, que vous êtes désormais, aux côtés du criminel de guerre Netanyahou, un des personnages les plus détestés de la planète par ce peuple dont vous prétendez connaître les pensées ? Savez-vous, M Macron, que pendant que vous tournez vos pouces impatients devant les caméras, des enfants meurent par dizaines à Gaza ? Savez-vous qu’on continue à tirer sur les ambulances et les hôpitaux qui n’ont plus d’électricité ? Avez-vous vu, M Macron, ce bébé au pied arraché hurlant de douleur ? Savez-vous qu’il n’y a plus d’antalgiques ?

Bilan de la journée : 700 morts au cours des dernières 24 h, dont 300 enfants, 50 tués entre 22 h et 23 h. Étiez-vous déjà arrivé à l’Élysée, M Macron ? Aviez-vous fait bon voyage ?

Devant le grand hôpital de Gaza, il y a une belle tente blanche avec le logo de l’Union Européenne : savez-vous, M Macron, à quoi elle sert ? Elle sert à stocker les corps des victimes des bombardements – que vous trouviez justifiés – pour que les familles (quand il en reste) viennent les identifier. Et savez-vous ce que les parents des enfants encore vivants écrivent au feutre sur leurs petits bras ? Allez, cherchez un peu, vous qui êtes si intelligent… Non, vous ne trouvez pas ? Ils écrivent leurs noms pour qu’on reconnaisse leurs futurs cadavres pour le cas où ils perdraient leurs têtes. Mais vous, M Macron, n’avez-vous pas perdu la tête depuis longtemps, effacée par votre bêtise, envolée sur votre monstrueuse froideur ? Et comme un méchant diable, vous essayez avec vos chers amis des gouvernements occidentaux d’entraîner le monde entier dans votre danse macabre. La France avait une voix, vous l’avez piétinée. Et, ce faisant, vous mettez aussi votre propre peuple en danger. Je suis désolée mais je ne trouve pas d’autre terme que celui d’irresponsabilité pour définir votre attitude.

 

Zawiya, 25 octobre 2023

Aujourd’hui, je voulais vous parler de nos retrouvailles avec notre ami Z., de notre visite au cimetière où nous sommes allés saluer sa femme et son beau-frère, des vestiges de l’époque byzantine juste à côté, du makloubé, de la tendresse des adultes avec les enfants, de la visite aux champs d’oliviers, du dernier thé de la journée pris avec les voisins sous le pécher, de comment les femmes parlaient cuisine et politique, de comment les hommes parlaient narguilé et politique, de comment Z. poursuit le travail de sa femme en accueillant des groupes d’Israéliens solidaires au village et de toute la reconnaissance qu’il a pour eux, eux qui se sont faits battre et traiter « d’ordures du Hamas » par les colons avant-hier quand ils sont allés aider les paysans à cueillir leurs olives. Je voulais prendre le temps de parler un peu de douceur, de l’odeur de la terre sur les mains, de la gentillesse de ces gens qui ne nous connaissent pas et viennent nous saluer au milieu de leur immense tristesse et de leur inquiétude. Je voulais moi aussi espérer un peu avec eux, malgré tout.

Et puis la nouvelle est tombée. Wael Al Dahdouh, celui que tout le monde arabe connaît depuis le 7 octobre, celui qui a couvert sans interruption, sous les bombardements, les événements de Gaza pour Al Jazeera, celui dont les traits se sont creusés au fil des jours mais qui n’a jamais failli à sa mission de journaliste, ce géant vient d’être foudroyé. Oh, ils ne l’ont pas tué physiquement, ils ont été plus raffinés que cela : une simple petite bombe sur sa maison et il n’y a plus eu aucun survivant de sa famille proche.

Tout le monde est atterré.

 

Zawiya, 26 octobre 2023

Ce matin, Wael Al Dahdouh a repris son poste.

Nous avons aidé S. à cueillir ses olives. Nous pensions ensuite rentrer sur Ramallah mais un coup de téléphone nous a prévenus que la route n’était pas sûre ce soir alors nous attendrons demain matin.

 

Ramallah, vendredi 27 octobre 2023

« Flying blue. Préparez -vous à de nouvelles expériences ». Deux jeunes femmes, blondes, rayonnantes s’embrassant avec effusion. Quand vous cherchez à savoir s’il y aura un jour possibilité de rejoindre la France depuis Tel Aviv, puisque votre vol Air France a été annulé, voilà ce que vous recevez sur l’écran de votre ordinateur. Comme un boulet de plus tombant sur « la terre sainte ». Le monde rit, le monde chante ou, plus exactement, l’image du monde. Les cendres retomberont, les mémoires oublieront, le monde pourra reprendre tranquillement sa course dans le mur. On hésite parfois entre le point et le point d’interrogation. Les fleurs auront l’élégance de refleurir au prochain printemps, quelques abeilles et quelques oiseaux en moins.

Beaucoup d’ami.es nous téléphonent de France, merci à eux et à elles. Merci surtout pour leurs paroles pour la Palestine blessée : leur voix est fondamentale ici parce qu’elle maintient ouverte une porte d’espoir sur le monde, avec le monde. Toutes ces voix de dialogue et d’amitié au-delà des murs, des frontières, des mers, des religions, des couleurs de peau et de langage sont des remparts contre la barbarie. Pas pour maintenant, c’est trop tard. Mais pour demain, dès l’aube.

C’est jour de congé aujourd’hui, ici, donc jour de manifestation à Manara, la grande place de tous les rassemblements, avec ses lions blancs sculptés au milieu. Manara, le centre de la capitale économique de la Palestine puisque sa capitale historique, Jérusalem, lui est refusée : depuis les accords d’Oslo, en 94, Jérusalem n’est plus ou difficilement accessible aux Palestiniens de Cisjordanie (ni bien sûr, encore moins, à ceux de Gaza). En échange, on leur a concédé le droit d’essayer de faire ressembler Ramallah à une capitale occidentale. « Ramallah dream », comme l’a si bien décrite Benjamin Barthe, avec ses grands immeubles classieux, ses villas de luxe, ses grands magasins rutilants, sa circulation infernale, ses plus grosses voitures du monde, ses golden boys gominés et ses barbies, ses loyers inabordables, sa vie plus chère qu’à Paris, sa population modeste rejetée sur les marges. Ramallah enfin occidentalisée, enfin civilisée. Ramallah, une prison relativement douillette pour les quelques-uns qui pouvaient s’enivrer à loisir des mêmes produits de consommation qu’à New York, Londres, Amsterdam, Berlin, Paris pendant qu’à quelques kilomètres de là des gens vivent dans la misère et meurent de l’occupation.

Mais la guerre est arrivée, celle que certains n’avaient jamais connue et que d’autres avaient oubliée. Depuis Gaza, elle a surgi dans chaque appartement, chaque mémoire, chaque conscience. Finies les chaînes stéréo surpuissantes s’envolant des fenêtres des BMW ou des Mercedes : les golden boys se sont recroquevillés sur la soie de leurs canapés : la rue est rendue au peuple, au peuple qui étudie, travaille et manifeste. Aujourd’hui, comme chaque vendredi (et même souvent entre deux vendredis en ce moment), il renoue avec les rues étroites du centre historique, avec les pierres usées par le temps des quelques vieilles maisons traditionnelles qui ont survécu à la déferlante de modernité et de dollars. Aujourd’hui, la manifestation a deux têtes : celle de la révolte contre l’occupant et celle de la réprobation des compromissions. Il y a quelques jours, un jeune manifestant contre les bombardements sur Gaza a été tué par une voiture de la police palestinienne. Le pourtour de la place est pourvu en observateurs de toutes sortes. Une grosse voiture blindée noire arrive et se place bien en évidence.

Les gens arrivent peu à peu. Au début, la plupart d’entre eux ont la cinquantaine ou la soixantaine, parmi eux beaucoup de femmes à la tête découverte. Les gens semblent se connaître, s’embrassent, discutent de la situation. C’est la gauche palestinienne militante ou proche du PPP, du FDLP ou du FPLP, cette gauche qui a porté la résistance civile de la première Intifada et a payé un si lourd tribu. La grande prière du vendredi finie, un nouveau cortège arrive et se mêle au premier. Un groupe relativement réduit se place en tête : drapeaux, discours devant les photographes et les cameramen, ce sont les « officiels ». Entre les deux groupes, totalement disproportionnés en nombre, plusieurs mètres sans personne : il n’y aura aucun mélange, comme une sourde réprobation silencieuse de la foule. « Free, free Palestine ! », « Stop genocide ! », « La Palestine est notre terre », etc. Un ou deux slogans sont lancés contre l’Autorité, ils ne seront pas repris : « L’heure est à la lutte contre l’occupation, le reste viendra après », nous explique un manifestant. Les militants du Hamas lancent leurs slogans, certains sont repris par tous, d’autres non : pour tous le Hamas est un des mouvements de résistance et sa voix doit pouvoir s’exprimer comme celle des autres. Très vite, un groupe important de femmes se forme, toutes mêlées, avec ou sans foulard : ce sont pour la plupart des jeunes filles d’une vingtaine d’années et ce sont elles qui vont donner le la de la manifestation avec une énergie incroyable, couvrant souvent la voix des hommes.

Deux journalistes de Radio France sont là et tentent de recueillir des témoignages. La femme nous explique que la veille (ou quelques jours avant ?) ils ont été agressés verbalement. Les Palestiniens et les Palestiniennes ont aussi accès aux médias occidentaux, ils connaissent la position officielle de la France. On est toujours quelque part, et quoi qu’on veuille, les représentants physiques du pays d’où l’on vient si l’on ne commence pas par dire qui l’on est et ce que l’on pense. C’est bien évidemment beaucoup plus facile pour des gens comme nous que pour des journalistes, pour des questions d’éthique professionnelle, mais aujourd’hui, au point où on en est, les Palestiniens attendent plus.

Plus tard, les amis palestiniens qui nous hébergent nous rediront une énième fois que leur maison est la nôtre, que nous pouvons leur poser toutes les questions que nous voulons et leur dire tout ce que nous pensons sans aucune crainte ni tabou. Nous leur parlons souvent d’Israéliens et de Juifs anticolonialistes du monde entier. Ils nous écoutent toujours avec beaucoup d’attention, parfois ils approuvent totalement, parfois ils nuancent, parfois leur position est tranchée (« Nous savons qu’il existe de bonnes personnes parmi eux mais maintenant elles doivent aller plus loin »), parfois il y a des nuances d’appréciation entre eux. Tout le monde discute de « la situation » en permanence, nous prend souvent à témoin, sollicite notre avis et nous rend, de fait, partie prenante du débat et des interrogations sur l’avenir. Mais, surtout, « que plus jamais aucun gouvernement occidental ne vienne nous parler de droits de l’Homme ! Nous ne croyons plus du tout en l’ONU ! Maintenant, nous ne comptons plus que sur nous. Et sur les peuples ». Ceux que nous côtoyons font parfaitement la différence entre Macron et le peuple français, ce sont aussi des militants qui ont toujours placé la question de la libération sur un plan politique et non religieux ou ethnique. Mais quand même, là ça commence à faire trop, beaucoup trop. Beaucoup n’espèrent plus rien des Israéliens dans leur ensemble, si ce n’est leur départ : « Qu’ils aillent demander l’asile aux pays qui les ont martyrisés pendant la seconde guerre mondiale et nous foutent la paix ! ».

Un des membres de la famille nous demande : « Pourquoi la femme journaliste française de tout à l’heure s’est-elle sentie obligée de mettre un foulard ? Qui croit-elle que nous sommes ? ». Nous expliquons que pour elle c’était sûrement une forme de respect. « Oui, mais quand même, à Ramallah ! Elle n’était pas obligée ! ». « Non, mais elle ne savait pas, ce n’est pas forcément facile quand on ne connaît pas le terrain ni les personnes. Elle avait l’air de vouloir comprendre et d’être honnête cette femme. Après, elle n’est qu’une journaliste de terrain, c’est sa rédaction qui va décider de ce qui passera, ou pas ». Je leur parle de l’excellent travail fait par une équipe de la télévision française lors de la fin du siège de Bethléem en 2002, de leur effarement (déjà !) quand ils étaient entrés dans la ville, de comment leurs images avaient été tronquées, des commentaires en voix off qui les dénaturaient complètement et du sentiment d’irrespect du travail professionnel qu’ils avaient fait qu’ils avaient dû ressentir. La question de la liberté de la presse est aussi une question fondamentale en France.

Ce soir, coupure d’internet sur toute la Bande de Gaza, bombardements, entrée des chars par le Nord, combats au sol entre l’armée israélienne et le Hamas. Apocalypse sur les écrans ! « This is the end… »

Bombardement du camp de Jénine en Cisjordanie.

Ramallah, dimanche 29 octobre 2023

Sur France 24 : « l’ONU met en garde contre la menace de l’ordre civil à Gaza et le pillage d’entrepôts ».

Déclaration écrite de l’ONU : « Des milliers de personnes dévastent un entrepôt de l’ONU à Gaza ; un signe de désespoir après plusieurs semaines de siège… Les gens sont effrayés, frustrés et désespérés… »

La porte-parole de l’UNRWA à Aman sur une télé arabe : « Depuis une semaine, 84 camions d’aide humanitaire, une goutte d’eau… très loin des besoins pour la survie… il faudrait au moins 100 camions par jour… nous avons besoin de carburant pour tout (hôpitaux, etc.), sans carburant nous ne pourrons plus fonctionner (y compris) pour aller chercher l’aide humanitaire à Rafah… (or) Israël continue à refuser le passage de carburant… Cette situation est inadmissible au XXI° siècle… L’ONU a une position très claire depuis le début concernant le droit humanitaire pour tous, de tous côtés… »

Humour palestinien ou réalité ? « Vous savez quelques ont été les premières aides humanitaires à arriver ? Des housses mortuaires ».

Ilana Cicurel, eurodéputée française de la République en Marche : « Je suis très attachée aux questions d’éducation ». A une question posée par Marc Botenga, eurodéputé belge, elle répond que oui, les écoles de l’ONU qui ont été bombardées abritaient des terroristes du Hamas.

Le Hamas annonce que 50 otages ont été tués par les bombardements. A Tel Aviv, des familles d’otages manifestent pour exiger un cessez-le-feu et l’ouverture de négociations. Le Hamas déclare être prêt à libérer tous les otages en échange de la libération de tous les prisonniers politiques palestiniens.

Un aéroport investi par une foule au Daghestan pour empêcher le débarquement d’un avion en provenance de Tel Aviv.

Nasrallah, chef du Hezbollah libanais, annonce qu’il prendra la parole vendredi prochain. Déjà, le Yémen avait tiré sur un bateau américain.

Tracts collés dans la nuit par des colons sur les parebrises des voitures garées dans la rue principale du village de Deir Istiya : menaces de mort, injonction de quitter les villes et les villages et de partir en Jordanie.

Une femme de Beit Hanoun (Bande de Gaza) tenant un bébé dans ses bras au milieu des ruines : « Où sont les Arabes ? Nous sommes partis en 48, nous sommes partis en 67, en 2001, et encore aujourd’hui, mais pour où ? Qui fait quelque chose pour les femmes et les enfants ici ? ».

Camp de réfugiés de Deheishe à Bethléem : une mère monte sur la terrasse de sa maison pour mettre du linge à sécher. Elle découvre son fils tué par balles.

Ramallah, 1° novembre 2023

Hier soir, il y a eu une très grosse manifestation à Manara, les images des derniers bombardements et des enfants de l’hôpital indonésien étaient dans toutes les têtes, une immense colère explosait sur la place publique. Très vite, des tensions furent perceptibles entre les différentes tendances politiques. Le groupe des femmes était assis au centre avec leurs slogans « Liberté pour la Palestine, unité ! ». Elles souhaitaient que tout le monde s’assoit comme elles, une autre manière peut-être de montrer aussi une autre forme de résistance, ferme mais comment dire… moins machiste ? Je ne sais pas si c’est le bon terme. Elles ne sont pas forcément contre une résistance radicale (« Armée maintenant, on n’a plus le choix », disent certaines) mais elles semblent voir plus loin. Elles se réunissent régulièrement pour discuter politique : « Actuellement, politiquement, nous sommes dans la nasse mais nous devons quand même réfléchir à maintenant et à l’après et analyser aussi nos responsabilités communes ». Parmi elles, certaines tentent des démarches pour demander qu’il y ait une réflexion sur les programmations des chaînes de télés : « Ce n’est pas possible d’avoir en permanence, en permanence des images insoutenables sous les yeux. Bien sûr, il faut informer, faire connaître la réalité du fascisme israélien et son projet génocidaire mais il faut aussi d’autres espaces, d’autres temps pour pouvoir continuer à vivre, juste vivre, malgré tout. C’est terrible que les enfants aient en permanence sous les yeux les images d’autres enfants déchiquetés par les bombes ».

Au moment où j’écris, un des gendres de la famille vient de recevoir un appel de Rafah, au Sud de la Bande de Gaza. La conversation a été courte, j’imagine qu’ils se repassent des petites batteries solaires comme celle que j’ai filée à notre ami R. « Alors ? ». Sa correspondante plaint les amis de Cisjordanie : « Nous, nous avons les bruits des bombes mais, comme nous n’avons ni internet ni électricité, nous ne savons pas ce qui se passe à un kilomètre. Vous, vous avez les images, ça doit être horrible ». Et si la bombe arrivait sur eux, de toute manière, il serait trop tard pour réaliser quoi que ce soit ! Vu avec nos yeux d’Occidentaux, ça paraît difficile à comprendre mais ce n’est pas la première fois que nous entendons cette sorte de « décalage » (qui peut-être les sauve psychologiquement ?). Je me souviens de cette fois où notre ami R. s’était fait arrêter lorsqu’il avait été pris à entrer en fraude à Jérusalem pour aller voir sa femme et ses enfants. Après sa libération (pour laquelle il avait fallu payer une forte amende, sinon il allait en prison) nous lui avions demandé comment ça s’était passé : « J’ai eu de la chance, ils m’ont enlevé les menottes juste avant la catastrophe. J’avais un gros rhume et je sentais bien que j’avais la goutte au nez : ça aurait quand même été franchement la honte si je m’étais mis à morver devant eux ! Heureusement aussi que j’avais un mouchoir dans ma poche ! ». Face à l’insupportable, chacun trouve les chemins de traverse qu’il peut… Mais pour beaucoup, aujourd’hui à Gaza, il n’y a plus de chemins buissonniers. Quand les avions arrivent, c’est la terreur, quand la bombe est tombée c’est l’horreur (on serait aujourd’hui à 25 000 tonnes de bombes larguées en tout, soit 70 tonnes par kilomètre carré, d’après l’office gouvernemental des médias à Gaza, sur un territoire deux fois plus petit que Rennes Métropole). Entre les deux, c’est la recherche éperdue d’eau et de nourriture.

La colère était trop forte hier soir, les voix des femmes ont été couvertes et, une à une, elles se sont levées. Il y a eu un moment de flottement, des drapeaux verts du Hamas se sont avancés puis, voyant que la foule ne bougeait pas, ils ont fait marche arrière, puis ça a été les drapeaux jaunes du Hezbollah, même scénario, les gens se sont engueulés. La petite qui était dans les bras de sa tante s’est mise à pleurer, terrifiée. Un mec qui était à côté de nous a dit à une femme qui vociférait quelque chose comme « Ferme ta gueule, tu vois pas que tu fais peur à la petite ?! » et à moi « Elle est complétement débile, elle devrait avoir honte ! ». Nous nous sommes extraits de la foule et nous sommes allés sur le trottoir. Ici, aux manifestations, il y a beaucoup d’enfants qui agitent de petits drapeaux palestiniens faits à leur mesure et ils reprennent les slogans des adultes : « Ils doivent savoir qui ils sont, de toute façon, si nous ne leur apprenons pas, la première rencontre avec un Israélien s’en chargera ». N’empêche, ça me fait mal au ventre de voir un petit bout de chou brandir son drapeau comme un fusil. Ensuite il y a eu la prière et ça ne se fait pas de déranger une prière, alors ceux qui ne priaient pas Allah nous ont rejoints sur le trottoir, le temps de fumer une clope, d’échanger des nouvelles et de discuter politique. Et puis, quand les croyants les plus fervents ont fini, ils ont pris la tête de la manifestation : « Nous reprendrons Al Aqsa, nous reprendrons notre terre ! », « Libérez Marwan ! » (il s’agit de Marwan Barghouti, membre d’une branche du Fatah, emprisonné depuis 2002), tout cela ponctué à intervalles réguliers de « Allah Akbar ! ».

Aujourd’hui, et pour deux jours encore, c’est deuil et grève générale. Les gens de la famille ne sont pas allés travailler, beaucoup de magasins sont fermés mais pas tous (pendant la première Intifada personne n’aurait osé enfreindre le mot d’ordre) et le marché aux fruits et légumes bat son plein, comme si de rien n’était.

Aujourd’hui, il y a un nouvel appel à manifester mais, cette fois-ci, c’est devant les bureaux de l’ONU. Les manifestants y sont bien moins nombreux qu’hier et il n’y a aucun drapeau du Hamas ni du Hezbollah. Plusieurs femmes portent des pendentifs Handallah, le petit personnage de BD de Najil Ali, celui que l’on voit toujours de dos et qui observe le monde, avec ses trois poils sur la tête, et n’épargne personne : signe distinctif de la gauche palestinienne. Pendant un assez long moment, le rassemblement reste silencieux face aux bureaux de cette institution dont les textes ont si longtemps servi de point d’appui aux Palestiniens. Aujourd’hui, sur les marches, en-dessous des policiers qui bloquent l’entrée, trois panneaux sont brandis : « Armer les colons c’est du terrorisme », « Fin de l’apartheid now ! », « Stop genocide ! ». Beaucoup de gens portent devant eux des petits papiers qu’ils ont réalisés eux-mêmes : « Le procureur de la Cour Pénale Internationale doit agir maintenant », « Arrêtez le génocide d’Israël contre notre peuple ! », « Les criminels de guerre israéliens doivent être tenus pour responsables ». En vérité, le nombre de manifestants est relativement insignifiant au regard de la gravité de la situation et par rapport à ce qu’il était hier et totalement négligeable au regard de la grande ville qu’est Ramallah : les Palestiniens ne croient plus du tout en l’ONU. Maintenant, seules les armes parlent…

Une femme élégante vient saluer notre groupe : elle est de Gaza. Toute sa belle-famille vient d’être anéantie. Ce matin, elle a pris la peine de ne pas oublier de mettre ses boucles d’oreilles. Sa bouche nous sourit avec une grande politesse. Son regard est ailleurs.

On nous présente ensuite une femme, c’est l’épouse de Nael Al Barghouti, 63 ans, le plus vieux prisonnier du monde : emprisonné depuis 1978 durant 33 années consécutives avant 2011, date à laquelle il a été relâché à l’occasion des échanges avec le soldat Shalit, puis 2 ans de liberté, le temps de se marier, avant d’être à nouveau remis en prison par Israël. La femme nous parle des conditions de détention existant pour tous : peu de nourriture et de mauvaise qualité, seulement 2 tenues pour pouvoir se changer, pas de machine à laver, une douche au mieux tous les 2 jours (45 minutes par groupe de 10 prisonniers qui doivent passer un par un et la douche qui est éloignée de leur cellule), l’interdiction de voir leurs familles et les difficultés d’accès pour les avocats (l’avocat de son mari est Juif israélien) et, surtout, ce système inique de détention provisoire infinie (vous êtes arrêté sans que des charges soient formulées à votre encontre, donc sans aucune possibilité de constituer un dossier de défense et votre détention « provisoire » est reconduite, reconduite, reconduite). La femme veut vraiment nous parler plus longuement de tout cela et aussi de la terrible répression actuelle dans les prisons : des images terribles circulent sur les réseaux sociaux de prisonniers dénudés et humiliés du type de ce qui avait été révélé en Irak. Nous échangeons nos numéros de téléphone et elle nous serre la main : « Nice to meet you. We make a difference between the French government and the French people”.

Une journaliste palestinienne habillée en fluo et les cheveux teints en bleu vient embrasser nos amis : elle est manifestement du genre rigolote, à balancer des vannes à tout bout de champ. « Viva Colombia ! ». Le petit groupe qui reste sur le trottoir reprend en applaudissant. La Colombie, c’est le premier pays qui a rompu ses relations avec Israël dès le début de la guerre et il se trouve qu’elle y a passé de longues années. Elle repart en faisant un drôle de pas chassé sur le côté à la Charlot et se tourne vers nous en riant : « Ce n’est pas de la distinction française, c’est la classe colombienne ! ». Tout le monde éclate de rire mais nos amis lui disent que nous sommes français : « Désolée, je croyais que vous étiez anglais ! ». Son cameraman, lui-même colombien vient nous serrer la paluche avec un grand sourire : « C’est vraiment pas de chance pour vous ! ». Les amis tentent une excuse vis-à-vis de nous : « Tout le monde sait que vous n’êtes pas le gouvernement français ». La femme nous dit « C’est bien que vous soyez là. Bon courage pour le boulot en France ! » et elle repart en rigolant. Les choses sont très saines, elles sont dites avec franchise, sans aucune agressivité à notre égard, mais dites, quand même.

Nous ne sommes plus que 5 ou 6 sur le trottoir. « Vous devriez venir à une des réunions de femmes que nous faisons. Il ne s’agit pas seulement d’échanger des informations mais de réfléchir, de construire ensemble, enfin, d’essayer ». Nous avons déjà eu l’occasion de discuter avec cette femme et nous avons été impressionnés par la limpidité de ses analyses, nous lui proposons d’écrire un texte que nous pourrions diffuser. « Ce serait peut-être mieux, plutôt que de rapporter vos propos, avec peut-être des risques de déformations ». « Je n’ai pas la tête à écrire en ce moment, je vous fais confiance, n’hésitez pas, vous venez quand vous voulez à la maison. Enfin, il vaut mieux téléphoner avant, je suis un peu prise en ce moment ». Elle nous embrasse et nous dit : « Rendez-vous à la prochaine manifestation, n’est-ce pas ? ».

Parmi les manifestants, devant le siège de l’ONU, il y avait aussi un vieux pope orthodoxe.

 

Ramallah, le 2 novembre 2023

 

Cette nuit, l’armée est entrée dans Ramallah, plus précisément à deux pas de notre quartier, vers 3 h, 4 h, 5 h du matin ? Nous ne savons pas exactement, il y a apparemment eu des tirs fournis mais nous n’avons rien entendu : le manque de sommeil commence à se faire sentir chez tout le monde, il faut croire que lorsque nous nous endormons ça ressemble plus à un coma qu’à autre chose ! Chaque matin, les nouvelles arrivent en avalanche, par Facebook d’abord, avant d’apparaître à la télé. Le centre du camp de Jénine en Cisjordanie commence à avoir un petit air de Gaza sous les bombes lâchées par les avions il y a 2 ou 3 jours (7 heures d’attaque de l’armée) et sous les tirs au sol de cette nuit. Cette nuit, pendant que nous dormions, grande offensive sur toute la Cisjordanie : en plus de Ramallah et d’El Bireh, Betunia, Naplouse, Jericho, Hébron, Dura ,Qalquiliya, Beit Surif, Beit Fatjar et, de nouveau, les camps de réfugiés de Jénine, Jelazon, Deheishe… Trop tôt pour connaître le bilan total à 7 h du matin : il semblerait qu’il y ait au moins une vingtaine d’arrestations, et un tué à Qalquiliya. Le générateur principal de l’hôpital indonésien dans la Bande de Gaza ne peut plus fonctionner. La guerre sort de Gaza.

Une des filles de la famille, qui travaille pour une organisation d’aide aux soins d’urgence, devait partir à Gaza pour son travail le 9 octobre, deux jours après le déclanchement de la guerre. Nous nous épaulons pour tenir le coup. Avec des choses qui peuvent paraître dérisoires.

Hier après-midi, après la manifestation, nous sommes passés prendre un café chez une des filles de la famille. Ils ont une petite terrasse remplie d’arbres et de fleurs multicolores, l’appartement est vaste, sobre mais meublé avec goût ; ça pourrait être celui de n’importe quel cadre en France, quelques broderies palestiniennes en plus. Nous parlons tant et tant de « la situation » quand nous nous voyons… Cette fois nous avions tous besoin d’autre chose. Le mari de la jeune femme nous pose une foule de questions sur la France. L’année dernière, il est allé visiter son ami d’enfance qui vit à Paris depuis 7 ans : il y a fait une thèse à la Sorbonne et travaille bénévolement pour des associations afin de donner un coup de main aux migrants pour rédiger leurs dossiers de demandes d’asile. Il dit qu’il a été effaré par le nombre de personnes vivant à la rue, il sait que des Français aussi n’ont pas où se loger. « En Palestine, ça n’arriverait jamais, même les gens pauvres aident les gens pauvres, ici il n’y a personne dans la rue ni personne qui reste sans manger. C’est ça notre vraie richesse, notre force : notre solidarité ». Mais il comprend que la France, avec son flot de réfugiés qui arrivent… Nous donnons quelques explications : leur faible pourcentage par rapport à la population, comment les employeurs sont bien contents de trouver des esclaves sans-papiers, etc. Ses beaux-parents qui sont venus passer des vacances en Bretagne lui ont dit que c’était une région « particulière », jadis indépendante, avec sa propre langue. Il nous demande des détails sur notre histoire : « Ah ! donc vous avez servi de dote pour le roi de France ! ». Il nous demande s’il y a encore aujourd’hui des gens qui revendiquent l’indépendance, nous lui parlons des mouvements bretons, de la Révolution française, de la seconde guerre mondiale, de comment à l’école mes parents étaient punis s’ils parlaient breton. Il nous demande si c’est vraiment une langue très différente du français, si on peut lui dire quelques mots en breton et s’il y a des écoles qui enseignent notre langue, nous lui parlons des trop rares classes publiques bilingues et de l’école Diwan : « Good ! ». Nous jouons avec la petite de deux ans et demi, elle nous apporte un livre cartonné « Mes 100 premiers mots ». « Ech ? ». Elle donne les noms des animaux en arabe… et en anglais ! Je pense que je vais l’engager comme prof ! Maintenant, son grand-père veut rentrer, il ne peut rester longtemps sans être branché sur les infos. Lorsque nous partons, la petite éclate en sanglots. Deux heures plus tard, toute la famille est de nouveau réunie chez les grands-parents : les filles mariées ont préparé des plats, celles qui sont encore à la maison en ont fait d’autres. Tout le monde ressent le besoin d’être ensemble le plus souvent possible. Nous jouons au ballon, à cache-cache avec les enfants. Quand tout le monde est parti, je ne sais pas comment cela arrive sur le tapis, mais je me mets à parler poésie avec une des filles qui a 22 ans. « Ah bon ; vous avez connu Hussein Barghouti ? ». « Ben, euh, oui un peu ». En fait c’était le copain d’une amie à nous, nous avions passé quelques soirées avec lui dans les années 90. Il m’avait demandé de lui ramener de France des bouquins de Verlaine, Rimbaud, Baudelaire mais le sac où ils étaient m’avait été volé à la sortie de l’aéroport et je n’avais réussi à ramener de France… qu’une bouteille de vin ! La jeune fille m’explique qu’elle est fan de sa poésie, elle m’entraîne dans sa chambre pour me montrer deux tableaux qu’elle a faits et qui sont accrochés à la tête de son lit : un fond entièrement calligraphié avec un de ses textes et un visage qui transparaît de manière diffuse. Son père était professeur d’arts plastiques, son oncle un célèbre journaliste, dessinateur et poète palestinien. Hier, nous avons accompagné la famille sur sa tombe.

Ensuite, D. a cherché sur internet les mots arabes que la langue française a absorbés : parfois tout le monde rie beaucoup en entendant les transformations, les interprétations. Puis une des filles propose un jeu : identifier le drapeau d’un pays et donner le nom de sa capitale. Nous sommes battus à plate couture !

Ça c’était hier mais chaque jour est un jour nouveau. Nous venons d’apprendre qu’il y a eu deux personnes tuées cette nuit à El Bireh, pas très loin d’ici, et un (ou deux ?) soldats à Tulkarem, peut-être un autre ailleurs. « Les gens peuvent-ils imaginer, peuvent-ils se mettre à notre place ? Non, personne ne le fait. Tu vois, tu as passé ta vie et usé ta santé au travail pour élever ton fils, construire une maison. Les soldats arrivent, en une minute ils détruisent ta maison, ta voiture, la rue devant chez toi. Qu’est-ce qu’elle leur a fait la voiture ? Et en une seconde, une seule toute petite seconde, ils tuent ton fils. Et tu fais quoi ? Tu restes les bras croisés et tu leur fais un sourire ? Est-ce que, nous, on est allés détruire leurs rues, leurs maisons, leurs voitures ? Est-ce qu’on est allés tuer leurs enfants en Israël ? Est-ce que le bébé de Gaza qui est mort a fait quelque chose contre eux ? Les enfants veulent grandir, jouer, étudier, se marier, travailler, construire une maison. Qu’est-ce qu’on leur offre aujourd’hui ? Israël, les Américains, la France, ils veulent tous tuer Hamas mais qu’est-ce que c’est Hamas ? Un petit groupe politique, rien de plus. Israël dit que tous les habitants de la Bande de Gaza c’est Hamas (plus de 2 millions d’habitants !), qu’il faut les éliminer, que ceux de Cisjordanie ne valent pas mieux. Nous sommes tous Hamas, musulmans, chrétiens, agnostiques ? OK, nous sommes tous Hamas. Dans ce cas-là, c’est toute la population, y compris les enfants, qu’il faudra tuer ! Quand nous soutenons Hamas, c’est le refus de l’occupation et la résistance, à travers lui, que nous soutenons ».

13 H 50, nous recevons à l’instant une vidéo de Deir Sharaf (près de Naplouse) : entrée de l’armée et des colons. Avec une parfaite coordination, ils entrent conjointement par la route principale. Les colons commencent à s’attaquer aux gens sous le regard des soldats et à brûler les magasins et les maisons en déclarant vouloir brûler toute la ville. Alors seulement les soldats commencent à intervenir pour les repousser et cela part en bagarre. Commentaires des Palestiniens : « Si ça avait été nous, il y a longtemps que nous aurions été troués de balles, au lieu de recevoir quelques claques ! ». L’opération est toujours en cours, comme dans de multiples autres villages. On fera le bilan plus tard…

Ici, tout le monde attend avec impatience l’allocution de demain de Nasrallah, le leader du Hezbollah libanais. Bliken a lui aussi annoncé sa venue pour demain à Tel Aviv. L’attaque d’envergure d’aujourd’hui sur toute la Cisjordanie est un message clair.

Brusquement, ça sonne à la porte. C’est R. la sœur de notre hôte, elle attendait une fenêtre « météo » depuis plus d’une semaine pour venir nous voir de Beit Rima ! Elle apporte des gâteaux, des légumes de son jardin et des bouteilles d’olives pour partager avec les copains et les copines en France (je ne sais pas comment on va faire pour tout emporter le jour où on rentrera !). Elle se rappelle tous les gens qu’elle a rencontrés quand elle est venue en France en 2019, de la plage et de notre fichu clébard qui passait son temps à se sauver et après qui tout le monde courait au moins une fois par jour ! Elle dit que pour elle tout va bien (à part que sa ville était complètement bouclée depuis des semaines et que sa belle-fille est restée bloquée depuis lors à Ramallah où elle travaille dans une banque). « On a de la chance aujourd’hui, elle va enfin pouvoir rentrer à la maison avec nous, enfin j’espère ». « Et les olives ? ». « Pour moi c’est facile, les arbres sont presque tous autour de la maison, ceux qui sont plus loin c’est pas grave ». Il ne faut pas trop traîner pour repartir, les routes sont moyennement sûres la nuit…

21 h 49, nous regardons la chaîne de télévision « Palestine ». Un journaliste fait le point sur la situation à Gaza, ce n’est pas du direct. Brusquement, un bandeau défile : il vient d’être tué avec sa famille dans le bombardement de sa maison. Nous venons d’entendre son dernier message de journaliste. D’homme, tout court.

 

 

Ramallah, 3 novembre 2023

 

Plusieurs juges de la CPI commencent à dire qu’il n’y a aucun doute que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité aient été commis dans la Bande de Gaza. Un jour, c’est sûr, dans un an, deux ans, trois ans, après de longues et minutieuses enquêtes, après la production de rapports, grâce à des piles de dossiers signés et contre-signés, les choses seront attestées et le tampon de l’Histoire pourra être apposé sur leurs couvertures. Les morts seront scellées.

Mais les pleurs du petit garçon de Gaza (à la tête entourée de masques anti-Covid parce qu’il n’y a plus de pansements) continueront à résonner dans nos oreilles : « Je ne veux rien au monde. Je veux juste Maman ».

Le 28 octobre, un géant s’est dressé : Craig Mokhider, directeur du bureau de New York du Haut Commissariat aux Droits de l’Homme. Dans une longue lettre de démission, il déroule toutes les responsabilités passées et présentes de tous. Ce texte majeur, rédigé par un juriste spécialisé dans la défense des Droits de l’Homme, qui a travaillé sur les génocides des Tutsis, des musulmans bosniaques, des Yazidis, des Rohingyas n’a pour l’instant pas été porté à la connaissance du public dans les pays occidentaux. On y lit notamment : « … les médias occidentaux, de plus en plus captifs et liés à leurs États respectifs, violent ouvertement l’article 20 du ICCPR (Pacte international relatif aux droits civiles et politiques). Ils déshumanisent en permanence les Palestiniens pour faciliter le génocide. Ils diffusent de la propagande pro-guerre  et des appels à la haine nationale, raciale ou religieuse – une incitation à la discrimination, à l’hostilité et à la violence. Les entreprises de médias sociaux basées aux États Unis étouffent les voix des défenseurs des droits de l’homme tout en amplifiant la propagande pro-israélienne… A la suite de ce génocide, ces acteurs devront également rendre des comptes, comme ce fut le cas pour la radio des Mille collines au Rwanda ».

A 15 h, Nasrallah fait un discours à rallonge. Pour ne rien dire de nouveau.

Le générateur de l’hôpital Shifa vient lui aussi de cesser de fonctionner : plus d’assistance respiratoire, plus de couveuses, plus de bloc chirurgical. Les médecins décident, malgré les risques que représente le transport, d’évacuer certains blessés vers le Sud. Tout le monde est averti : la Croix Rouge, le Croissant Rouge, l’armée israélienne, les heures sont précisées. A 16 h, une bombe tombe au milieu des ambulances du convoi médical, à proximité immédiate de l’hôpital. Au moins 10 tués et un grand nombre de blessés. Un homme devant la caméra : « Honte, honte, honte à vous, les Arabes, les Musulmans, les Chrétiens ! Honte à vous ! »

17 h 50 : une autre bombe à proximité immédiate de l’hôpital indonésien.

20 h 30 : bombardement de l’école, dans le camp de réfugiés de Jabaliya qui présente désormais à peu près le même tableau qu’Hiroshima.

Mon cœur est rouge

Mon sang est rouge

La terre est rouge de mon sang

J’avais quatre ans et je m’écoule sur la terre

qui se gorge de moi

Et fera germer le blé demain

peut-être ?

Mais j’avais quatre ans

Et je vous appelle

Ma bouche est pleine de poussière

Ma langue desséchée cherche le chemin de lumière

Pourquoi ?

J’aimais me cacher dans les branches entortillées du jasmin

J’aimais entortiller les cheveux de ma mère

qui sentaient le jasmin

Mais les cheveux de ma mère

sont entortillés dans des doigts de fer

et poissent dans la poussière

J’avais quatre ans

Demain, certains montreront mon image

en criant victoire

D’autres la montreront en promettant

victoire, plus tard

J’avais quatre ans

J’appelle de derrière mes yeux blancs

J’appelle du ventre de ma mère

de ses ovules

de ceux de sa mère

et de la mère de sa mère

J’appelle du fond de l’injustice

Mes appels sont des bulles

dans un océan d’indifférence

J’avais soif

de caresses, d’eau, de fruits

mais vous avez labouré tous mes champs

de vie

à coups de détonations et de phosphore

Et vous l’avez justifié

La main de marbre de ma mère serre

mes doigts de glace

sous un déluge de feu

Des nuages de cendres étouffent votre gorge

Vous êtes morts pour l’humanité

Des farandoles d’enfants nagent avec moi

Sous le sable de l’horreur

J’avais quatre ans

Pas un jour de plus.

 

 

 

16 octobre 2023
Publié par
Cueillette des olives
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